Contrairement aux autres baraques, à peu près tout le monde ici est capable de se démerder avec plus ou moins de bonheur en allemand.
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On parle souvent, de plus en plus souvent, de la façon dont tout ça va finir. Il y a ceux qui pensent que les Ricains, à peine liquidé Hitler, vont, sur leur élan, avaler l'Armée Rouge et liquider une bonne fois le communisme, puisque après tout c'était le but initial de cette guerre, on avait laissé Hitler se goinfrer l'Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Hollande, la Belgique et la France parce que la vraie raison pour laquelle on tolérait ses caprices était la grande croisade vers l'Est, il était censé au bout de tout ça écraser les Bolcheviks et y laisser tellement de plumes qu'il n'y aurait plus qu'à se baisser pour ramasser les morceaux et liquider à son tour le nazisme, à moins que, réflexion faite, on ne se le fût gardé dans un coin, ça peut resservir, et voilà que ce grand con s'y prend comme un manche et se fait casser la gueule par les moujiks. D'où obligation d'aider Staline (qui est quand même plus à gauche, donc plus « démocrate » qu'Adolf) pour le public, qui ne comprendrait plus rien si on faisait l'inverse, mais dès que les Russkoffs sont en vue on leur fait le coup de Pearl-Harbour, pour le prétexte on trouvera bien.
T'as vu ça de ta fenêtre, disent les tenants de l'autre hypothèse! Les Russkoffs sont partis pour se faire l'Europe, maintenant que les voilà en route ils ne s'arrêteront qu'aux Sables-d'Olonne, ils vont te virer Pétain, Mussolini, Franco et Salazar d'un coup de torchon, c'est la lutteu finaleu qui commen-en-ceu, c'est la Révolution qui s'avan-an-ceu et qui sera victorieuseu demain, prenez ga-a-ardeu, prenez ga-a-ardeu à la jeun' ga-a-ardeu.
Il y a les sceptiques — c'est moi tout seul, — qui dis vous êtes tous des bons jobards, Hitler n'a pas pu casser les reins à Staline, c'est vrai, grosse déception pour le capitalisme mondial et pour les dames qui donnent à la quête, mais il a quand même fait du bon boulot, ne serait-ce que toute cette Europe cassée qu'il va falloir rebâtir, tout ce bon matériel de guerre envolé en fumée ou coulé au fond de l'onde amère, ça a déjà fait circuler pas mal de fric, ça n'a pas fini. Staline n'est pas assez con pour se lancer dans la révolution universelle, c'est bon pour des Lénine, pour des Trotski (je me suis vraiment instruit, dans cette piaule!), Staline a une bonne place, il vient de se la consolider, du granit, il s'est nommé Maréchal de l'U.R.S.S., maintenant il est vieux, il est fatigué, il s'est bien marré, il va se regarder dans la glace avec son bel uniforme et manger des gaufrettes, ça m'étonnerait même qu'il vienne jusqu'ici (là, je prends des risques!). Vous en faites pas, ça se terminera entre bons compères, comme celle de Quatorze, tu me donnes Varsovie je te donne Ouagadougou, tout le monde encule tout le monde et au bout du traité il y a la Troisième Mondiale, automatique, la routine.
Et, dit quelqu'un, suppose quand même qu'ils arrivent ici, les Russkoffs, qu'est-ce qu'on devient, nous, là-dedans ?
Au fait... Question intéressante. Et qu'on n'est pas sans se poser, parfois, furtivement. Forcés ou volontaires, prisonniers, déportés, réfugiés, pétainistes... les Russes n'en ont probablement rien à foutre, de ces nuances! Les filles m'ont dit qu'il était fort probable que tout Soviétique qui s'est laissé embarquer par l'ennemi, peu importe comment, sera par cela même considéré comme coupable et bon pour la Sibene. Le retour des prisonniers et des déportés se soldera par des déportations en masse vers l'Est, c'est à peu près certain, et ça ne les fait pas rigoler. Alors, tu penses, nous autres tristes cons, on a toutes les chances de se retrouver dans d'autres baraques, aussi pourries que celles-ci, à bouffer des kohlrabis gelés dans un bled encore plus dégueulasse qu'ici. Les mecs, c'est parti, on est les esclaves de l'Europe nouvelle, on est rien qu'un peu de merde sur la botte des conquérants, on va creuser des trous, remuer des gravats, soulever des rails, avec dans notre dos des connards à Gummi15 qui te tapent sur les mollets, merde, merde, merde...
Voilà où l'on arrive quand on se laisse aller à scruter l'avenir. Scruter l'avenir est une manie de petit vieux pas propre, comme manger ses crottes de nez. Ça te rend triste et con. Les babas, qui savent, elles, ce qui les attend presque à coup sûr, tu crois que ça les empêche de chanter? De sourire jusqu'aux oreilles? Et bon, on cause d'autre chose. De cul, par exemple. C'est toujours excellent, de parler de cul. Ça stimule les boyaux de la tête et ça supprime les flatulences. Ou en tout cas ça les améliore. Si j'étais condamné à mort, je passerais ma dernière nuit à causer cul avec le geôlier.
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Il aura fallu que j'atterrisse ici pour sortir de mon cocon et y voir un peu clair dans le grand chambard.
Ici, pour la première fois, j'entends parler de de Gaulle. Je veux dire que tout ce que j'en savais jusque-là, c'est qu'il s'agissait d'un vague militaire pas d'accord avec Pétain, qui avait fui à Londres et qui, de là-bas, injuriait les collabos et excitait les terroristes. Je disais « les terroristes » parce que tout le monde disait comme, ça, c'était le mot, quoi. Je me rends compte maintenant que je vivais d'une façon tellement coupée du monde que c'en est pas croyable. Les copains n'en reviennent pas, des questions cons que je leur pose.
Chez nous, il n'y a pas la T.S.F., maman n'en a jamais voulu, ça coûte cher et ça mange du courant, et dedans y a rien que des bêtises et des réclames. Le journal, je l'achetais pas, les faits divers je m'en fous, le communiqué allemand c'est toujours la même chose, la politique c'est rien que de la propagande très chiante, à la fois bravache et chialarde, moralisante et pousse-au-crime, violente et rabâchante, bénissant le Ciel qui nous a punis pour notre bien et réclamant le châtiment des vrais coupables : les juifs, les francs-maçons, les communistes, l'Angleterre, l'Amérique, les bandes dessinées et le Front Popu. Les tickets de ceci de cela honorés à telle date c'est maman qui.s'en occupait, ses patronnes lui disaient. Les spectacles je m'en tapais, je n'allais qu'au ciné, à Nogent, quand les acteurs me plaisaient, le metteur en scène je savais pas qui c'était ni même ce que c'était, j'allais voir un film de Fernandel ou de Michel Simon, c'est marre. Les pages lettres-et-arts, effroyablement chiantes : tu te cramponnes pour comprendre, et quand t'as décrypté tu t'aperçois que l'autre prétentieux parlait pour ne rien dire.
Je lisais, pourtant, je dévorais, mais des livres. Des livres que je dénichais, en quantité, pour quelques sous, chez les libraires d'occasions, en particulier chez le père Dayet, rue du Château, à Vincennes. Je passais devant tous les soirs en quittant un chantier sur Montreuil pour rentrer à Nogent à pied par le Bois. Je fouillais dans son éventaire, je fouillais dans sa boutique, il me laissait faire, je grimpais à l'échelle, il me mettait de côté les bouquins qu'il savait devoir me plaire. Il s'emballait sur un auteur, m'en lisait des pages et des pages, à haute voix, me harponnant par le col pour que je n'échappe pas, enthousiaste, ému aux larmes, postillonnant, le goût d'ailleurs très sûr. Il avait une fille ravissante, j'osais pas la regarder.
Je dois au père Dayet de m'avoir fait connaître des joies parmi les plus grandes de ma vie : Giraudoux, Gide, Steinbeck, Hemingway, Caldwell, Marcel Aymé, Jacques Perret... Je raffolais, je raffole de Jacques Perret. Et Giraudoux, donc ! Et...
J'ai découvert la vulgarisation scientifique. Le pays enchanté. Pas « les merveilles de la science » et autres niaiseries. De la très sérieuse, très solide initiation à la méthode scientifique, à l'esprit scientifique, dans les livres, entre autres, d'un prodigieux pédagogue : Marcel Boll. L'école m'avait ouvert l'esprit au raisonnement mathématique, à la physique, à la chimie, m'avait fait prendre conscience de l'impérieux besoin de logique et de cohérence qui est en moi, avait éveillé ma curiosité joyeuse, mon dévorant désir de savoir, et surtout de comprendre. Si bien que, à ma surprise, je me rends compte que tous ces gars si avertis, si dans le coup, si instruits, même, sont absolument ignorants dans toutes ces matières pour moi autrement importantes (et autrement passionnantes!) que la politique, le cinéma, la chanson, le sport, la peinture... Impossible de parler théorie des quanta, relativité restreinte et générale, mécanique ondulatoire, classification périodique, énergie nucléaire, énergie de désintégration, dynamique du vivant, évolution... Toutes ces choses terriblement actuelles dont je suis rempli, ça leur fait faire les yeux ronds. Surtout, ça les emmerde, hélas ! Je leur parle de l'utilisation de l'énergie libérée par la rupture des noyaux atomiques lourds et donc instables, j'essaie, pour les intéresser, de ramener la chose aux applications technologiques spectaculaires que je pressens imminentes, en particulier la très probable et très prochaîne apparition au-dessus de nos gueules de bombes basées sur la libération violente de cette énergie fantastique, ils me répondent Rommel, chars « Tigre », forteresses volantes, parachutistes, Montgomery, Joukov, Stalingrad... De la « nature » ils ne voient que le côté petites fleurs, verdure, vie champêtre opposée à la vie « aliénante et déshumanisante de l'usine et de la ville », c'est comme ça qu'ils causent. Avec mes électrons, mes neutrons, mes photons, mes galaxies et mes ondes de probabilité, j'ai un peu l'air d'un con. Je croyais tout le monde au courant, j'avais pédalé pour les rattraper, total j'avais vingt longueurs d'avance : ils n'avaient même pas pris le départ. C'est coton d'arriver à intéresser les gens à autre chose qu'à des conneries ! Pourtant, s'ils savaient ! Là est le pays des merveilles, le vrai pays des fées : le réel.