A la maison, on ne parlait jamais politique, ni même de la guerre (« des événements », ainsi qu'il se dit, pudiquement, comme s'il s'agissait d'une obscénité). Juste maman, pour râler contre la famine, contre les queues, contre cette guerre bâtarde qui ne ressemble à rien : en Quatorze, on recevait des obus, il y avait des poilus au front, mais on avait de quoi manger, c'était organisé! Tandis que là, à quoi ça ressemble, je vous le demande? On ne sait ni qui gagne ni qui perd...
A part mon copain Roger et les gars du club de boxe, je ne voyais personne en dehors du chantier. Quant aux maçons, presque tous Ritals, ils n'étaient absolument pas dans le coup.
Si bien que, pour moi il y avait vaguement, quelque part par là, dans la campagne, très loin, des « terroristes » qui estourbissaient des troufions chleuhs isolés et faisaient dérailler des trains, je le savais parce que à chaque fois apparaissaient sur les murs les sinistres petites affiches rouges ou jaunes bordées de noir sur lesquelles se lisait en lettres gothiques « Bekanntmachung » suivi de l'information que, à la suite du lâche attentat, les vingt otages dont les noms suivent ont été passés par les armes, signé : le Militârbefehls- haber in Frankreich, von Stiilpnagel. Un nom que je ne risque pas d'oublier.
Je voyais — quand il m'arrivait d'y penser — les «terroristes » comme des bandits de grand chemin, des despérados nés de la misère des temps, tuant les Allemands, les miliciens et les gendarmes, passant à la lampe à souder la plante des pieds des fermiers afin de leur faire dire où ils planquaient la lessiveuse bourrée de billets de mille du marché noir, un mélange de Robin des Bois et de chauffeurs d'Orgères, de ruffians des Grandes Compagnies de la guerre de Cent Ans et de brutes superbes à la Pancho Villa, à la Taras Boulba... Je fourrais dans le même sac, sans chercher plus loin, terrorisme et marché noir, j'imaginais vaguement que, dans d'impénétrables forêts, les mêmes gars se livraient aux deux activités, l'une nourrissant l'autre, faut bien vivre, qu'il devait y avoir parmi eux des communistes, des juifs et des françs-maçons échappés aux flics, ça me paraissait logique....
En écoutant les discussions de la chambrée, j'ai appris que ce de Gaulle avec deux L est en fait le chef du gouvernement français en exil, reconnu par les Anglais, les Amerlos, les Russes et tout ce qui actuellement est anti-nazi, que Pétain l'a condamné- à mort comme traître et félon mais que lui-même considère le gouvernement de Vichy comme illégal et vendu... J'ai appris aussi que les « terroristes » des affichettes abominables sont des « résistants », des francs-tireurs, comme on disait autrefois, que parmi eux il y a effectivement beaucoup de communistes et qu'ils obéissent aux ordres de de Gaulle, lequel envoie depuis Londres des messages codés par T.S.F. J'ai appris que l'indicatif de ces émissions est le début d'une symphonie célèbre d'un certain Beethoven et que Pierre Dac, le Pierre Dac de L'Os à moelle, oui, celui qui nous.faisait tant rigoler à l'école, cause dans le poste à Radio-Londres. « Les Français parlent aux Français. »
En somme, si je m'étais pas fait faire aux pattes et jeter ici, j'aurais jamais su ce qui se passe en France. Je dois être un cas.
Les gars discutent à perte de vue si de Gaulle est communiste ou pas. En général, ils concluent que oui. Mais ça fait bizarre. Certains pensent qu'il doit être trotskiste, c'est du communiste plus chic, plus intellectuel. En tout cas, à peine les Chleuhs boutés hors de France, les communistes prendront le pouvoir, ça c'est sûr ! Mais non, vous déconnez, essaie de dire Louis Maurice, le plus renseigné : Bidault, le bras droit de de Gaulle, est un cureton fanatique, et justement c'est lui qui commande toute la Résistance, alors, hein, faut pas dire n'importe quoi! Ah? Bon. Ça devient compliqué, vachement.
J'ai enfin appris ce que c'est que ces fumeuses histoires de Mers-el-Kébir, de Dakar, de la Syrie, auxquelles les affiches font sans cesse allusion en les mélangeant à Jeanne d'Arc, à Trafalgar, à Sainte-Hélène et à Fachoda pour nous rappeler que l'Angleterre a toujours été notre ennemie sournoise et acharnée et pour nous inciter à bien obéir au Maréchal, à nous engager dans la L.V.F. « Français, vous avez la mémoire courte! » Tu parles ! On prouverait sans douleur que n'importe quel pays au monde est notre ennemi sournois, héréditaire et acharné : la France n'a pas arrêté au long des siècles de chercher des crosses à tout le monde et de foutre le feu partout...
A Paris, la dernière année, j'avais découvert Le Crapouillot16, un magazine comme je n'aurais pas cru qu'il pouvait en exister un. Le dimanche matin, je faisais un saut sur les quais, j'avais repéré, près du Châtelet, un bouquiniste qui soldait des vieux numéros des années 30. J'ai acheté toute la série, petit à petit. Les titres m'avaient fasciné : « Les horreurs de la guerre. » « Les fusillés pour l'exemple. » « Le sang des autres. » « Les marchands de canons. » « La guerre inconnue »... S'y étalaient d'effroyables photos de guerre, de celles qu'on ne montre jamais dans les journaux. Comme tout civil, je ne connaissais de la guerre que les images héroïques de la répugnante presse des propagandes officielles. Maman avait ramené une fois de chez une patronne un paquet de Miroir de la Guerre mêlés de La Baïonnette et d'autres platitudes pousse-au-crime et gonfle-con. Entre-temps, j'avais lu Barbusse, Rilke, Dor- gelès, qui m'avaient flanqué un coup dont je ne me suis jamais remis. Je les voyais, là, sur le vif. Les textes étaient ce que j'avais jamais lu de plus anticonformiste. Ça me convenait tout à fait. J'y avais nourri mon horreur spontanée de la guerre et de toute violence" de masse. De toute violence. De toute action de masse. Je suis une bête solitaire*.
Les premiers bombardements sérieux eurent lieu au printemps 1943.
Au ululement de la sirène, nous devions bondir avec nos affaires dans la tranchée qui zigzague par le travers du camp. Le Lagerfuhrer et ses sbires faisaient le tour des baraques, paillasse par paillasse, tapant dessus à coups de trique tandis que les clebs hurlaient de joie mauvaise et happaient aux mollets les attardés.