Dans la tranchée, nous n'y restions guère. Si ça tombait au loin, on s'y emmerdait, on n'y pouvait pas remuer, on sortait sur l'herbe maigre pour s'allonger face au ciel et commenter le spectacle. Si ça nous tombait dessus, c'était pire que tout, personne ne voulait rester coincé là-dedans, l'épouvante. Tu entendais les torpilles te descendre droit sur la gueule en déchirant posément les couches d'air, l'une après l'autre, en déchirant de plus en plus fort, de plus en plus aigu, de plus en plus près, merde, celle-là, elle est pour ma gueule, elle est pour ma gueule, elle est pour ma gueule... WAOUMM ! Tu es projeté en l'air comme par une raquette, tu retombes sur un mec, tu reçois un mec sur le dos, le sol sous toi, autour de toi, ondule des hanches et secoue son cul, tu vacilles oscilles chavires plonges, de la terre plein le cou, ça déchire ça déchire ça déchire juste au-dessus de plus en plus près plus près plus près, WAOUMM, une autre, et WAOUMM, une autre! Six, huit autres, un chapelet, on rebondit, encore et encore, petits pois sur un tambour, sardines dans un tuyau, sens dessus dessous, cul par-dessus tête, la trouille la trouille la trouille, ça y est, Loret le mataf qui pique sa crise, à chaque fois que ça tombe trop près on y a droit, le voilà qui se roule par terre, bave de la mousse, regarde blanc, fout des coups de tatanes tout autour, épileptique jusqu'aux oreilles, faut qu'on le maîtrise, qu'on l'attache solide, et pendant ce temps-là ça tombe, tu parles d'un cadeau !
Quand ça tombe pas trop près, on s'installe pour le ballet aérien. Le personnel d'encadrement nous fout la paix, trop content de planquer son cul dans l'abri du Lagerfuhrer, chiens compris.
La nuit tiède est un grand chaudron sonore où bourdonnent cent milliards de gros moteurs tranquilles. Les baguettes de lumière filent droit aux nuages, s'y cognent, s'y écrasent. Elles oscillent autour de leur pied, se croisent, fouillent, fouillent, parfois coincent un insecte brillant, ne le lâchent plus, convergent dessus à trois ou quatre. La Flak (l'artillerie antiaérienne) se déchaîne. Quatre tubes groupés. Quatre coups secs, en rafale. Toujours par quatre. L'insecte explose, dégringole, les doigts de lumière suivent sa chute, je pense aux types qui sont dedans, à ce qui se passe, là, dans leur tête, ces sales cons qui ricanaient dur, tout à l'heure, en délourdant leurs soutes à bombes, ces pauvres cons qui regardent les lumières d'en bas leur sauter à la gueule, je suis à leur place, je suis eux, je le suis tout à fait, merde, des hommes peuvent faire ça ! Accepter ça !
J'ai compris : je suis un lâche. D'accord. Je suis bien content de l'être. D'abord, c'est pas un vice. Il n'y a pas de vices. Je ne suis pas sur terre pour donner un spectacle à tous les autres cons et faire ce qu'il faut pour avoir leurs applaudissements. « Bravo! Il est brave! Il est mort en brave ! Mieux vaut mourir en brave que mourir en pleurnichant! » Tu te rends compte? C'est avec ce genre de conneries qu'on les fait marcher ! A l'estime ! A la honte! Mourir crânement! Mais, Ducon, quand tu seras mort tu ne te verras pas ! Tu ne seras plus ! N'auras jamais été! Ton souvenir, ton image flatteuse, c'est dans la tête des autres qu'elle sera ! Dans la tienne il n'y aura rien, rien! Vivre se conjugue au présent, uniquement au présent. Je vous emmerde, spectateurs ! Je vous emmerde, appréciateurs, fins gourmets ès courage et attitudes viriles ! Je vous emmerde, moralistes ! Je t'emmerde, postérité ! Je n'ai qu'une peau, et démontrez-moi le contraire! Vous ne me flétrirez pas, vous ne m'humilierez pas, rien ne peut me flétrir, rien ne peut m'humilier! A mes propres yeux, qui sont les seuls qui comptent. Pour moi, quoi que je fasse, je ne serai jamais infâme. Quoi que je fasse, je m'aimerai toujours ! Je me le jure !
Hi, hi, ricane Ducon, on a compris : Narcisse! Egocentriste comme un lapin ! Non. Réaliste. Logique jusqu'au bout de la logique. Et merde, je suis bien con de me fatiguer... Fin de la digression introspective.
Ah! Ils balancent les grappes! Les belles grappes éclairantes rouge rubis, vert émeraude, bleu électrique, mauve, jaune d'or, qui se balancent haut en l'air et descendent, lentement, lentement, entre les rigides faisceaux oscillants de lumière blanche. Les obus éclatent, rouges, les éclats sonnent sur les toits, sur les tôles, un avion s'écrase au sol et explose, une grande lueur pâle, WAOUMM, une torche rouge du côté de Neukölln...
Ça peut durer une heure, ou deux, ou trois. Ça peut remettre ça plusieurs fois dans la nuit, surtout l'été. Pas brillant, le réveil, à cinq heures.
Dans la tranchée des Russkoffs, Maria a très peur, ses copines me l'ont dit. Je me faufile là-bas, les babas me cachent, je la prends contre moi, ça la rassure, un peu. J'ai peur aussi, mais dans ma tête, pas dans mes nerfs. Ça reste raisonné, jamais la panique qui vous fait trembler, gueuler, pisser, perdre le contrôle. Une chance. Je la couve, la berce, je lui parle bébé, je me sens très grand mâle protecteur. Elle tremble sans pouvoir s'arrêter, claque des dents, glacée. Longtemps après le danger passé, elle est encore comme ça. Un sourire essaie de se faire jour sur son visage blême aux yeux creux : « Tiaï! Nitchévo, Brraçva! On est vivants? Tout va bien ! »
MA BANLIEUE À L'HEURE ALLEMANDE17
LORSQUE j'étais rentré de l'exode, fin juin 40, je m'étais présenté à mon supérieur hiérarchique, le contrôleur du tri du bureau de poste Paris-XI, rue Mercœur. Lequel m'avait dit que, oui, bien sûr, en ce moment, le courrier, hein, mais bientôt les trains allaient remarcher, et donc la Poste être de nouveau à même d'assurer sa glorieuse mission, mais pour l'instant on tournait avec le minimum d'effectifs, et dans ces conditions, n'est-ce pas, les auxiliaires embauchés d'urgence en septembre 39, on ne savait pas trop... Restez donc chez vous, on vous fera savoir en temps utile. Ah! ouais, m'sieur, je vois. Et pour la paie? Pardon? La paie du mois de juin. J'ai travaillé jusqu'au 15, et puis je suis allé faire du vélo sur l'ordre de l'Administration, et bon, me voilà, je suis bien fatigué, j'aimerais assez toucher mes sous. Ecoutez, la trésorerie est un peu désorganisée, mais tout va rentrer dans l'ordre, vous serez prévenu aussitôt que votre problème aura été réglé.
Huit jours plus tard, le courrier remarchait, mais pas de nouvelles. Je suis allé au bureau, pensant retravailler sur-le-champ. Le receveur m'envoya chez le comptable, lequel me remit une enveloppe mince mince — la stricte quinzaine passée au tri — et m'annonça que les auxiliaires engagés en septembre étaient tous licenciés, dont je. La France entre dans une ère d'austérité, vous comprenez... Ses salades, il pouvait se les mettre à égoutter. J'ai sauté sur mon vélo en me disant que les rêves dorés de maman allaient en prendre un coup et que ça ne serait pas drôle. Ça ne le fut pas.
Me voilà sans boulot. J'étais pas le seul. Les ouvriers s'étaient sauvés vers le Sud et puis étaient revenus, mais les patrons s'étaient sauvés beaucoup plus loin encore, et donc étaient plus longs à revenir. Quand ils revenaient... Il y avait un sacré chômage. Les gens ne s'en faisaient pas trop, ils grignotaient leurs petites réserves, les Allemands allaient remettre l'économie sur les rails et tout le monde au boulot, c'est qu'ils n'aiment pas les feignants, les Allemands, un peuple de travailleurs, on ne peut pas leur retirer ça. Fini les quarante heures et les vacances à la mer! (Ricanement de joie mauvaise.)
En attendant, qu'est-ce que je fous, moi ? Je glande avec Roger, je demande à droite à gauche, et voilà que Christian Bisson me dit qu'il quitte son boulot pour un autre et que si ça me botte il me présente. C'est quoi ? Tu te coltines une voiture à bras et tu aides sur les marchés. Ça biche.
Le lendemain, je me retrouve entre les brancards d'un camion à bras plutôt lourd et couinant, en train de grimper la côte vers le plateau d'Avron. C'est une sacrée côte. Drôlement raide et drôlement longue. Au moins deux kilomètres et demi de grimpette entre le rond- point de Plaisance et les anciennes carrières de plâtre dans les galeries desquelles se cultive à grands soins le champignon de Paris.