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Je travaille pour Raymonde Gallet, qui fait les primeurs sur les marchés, et pour son frère Jojo, grande brute, grande gueule, qui fait le poisson. Raymonde s'est dégoté cette combine des champignons, c'est une culture expérimentale, ils produisent peu, juste pour quelques clients privilégiés, dont Raymonde. Ça donne des champignons étonnants, certains gros comme des gros cèpes, couleur café au lait ou chocolat, parfumés, délicieux. Je grimpe là-haut trois fois la semaine, l'après-midi, ma carriole accrochée au cul comme la casserole à la queue du chien. Six kilomètres en tout, dix pour revenir parce qu'alors je dois faire le détour par la Maltournée pour payer l'octroi. Et de la Maltape à la rue Thiers, par le boulevard d'Alsace-Lorraine et le boulevard de Strabourg, ça fait cinq grosses bornes d'une côte qui file droit au ciel, avec deux cents kilos de champignons ultra-précieux dans la guimbarde. Je dis pas ça pour me plaindre, j'aimais bien, c'était sportif, diablement, j'avais la rue pour moi tout seul, pas une bagnole, le désert, je serrais les dents, je pensais à des choses dans ma tête, des trucs que j'avais lus, arrivé là-haut l'air soufflait vif et dru, je chargeais mes paniers, je repartais aussi sec pour ne pas louper l'octroi, dans la descente je me bandais pour retenir, j'y arrivais parfois tout juste tout juste, c'était chouette.

Tous les matins, le marché. On mettait tout sur la voiture à bras, la marchandise pour le poiscaille et pour la légume, les balances, les outils, François dans les brancards, la bricole au poitrail, et en avant. La famille

Gallet poussait au cul, sans se tuer.

 

*

 

Les marchés, quel joli métier! Sauf qu'il fallait déca- niller aux toutes petites heures, et ça, j'aime pas trop. L'aurore aux doigts sales, c'est pas ma sœur. L'hiver, à cinq heures, il fait nuit noire, c'est là que le froid est le plus froid, je m'amenais dans la réserve à la Raymonde, un box qu'elle louait dans la cour à Pianetti, rue Thiers, derrière le petit bal. Là, à la lueur d'une lampe à carbure qui nous creusait des gueules de cadavres, on préparait la camelote, Raymonde et moi. Par exemple, elle avait un chargement de brocolis qui s'étaient mis à fermenter, les cons. Ça puait à te peler les narines et ça chauffait, une vraie leçon de choses. Il faisait tout tiède, dans la cambuse. Tu plongeais tes mains dans la masse de brocolis pourris : au moins quarante-cinq degrés. Alors, voilà, accroupis dans cette moiteur, on les triait.

on récupérait les pas trop trop pourris, on en récupérait le plus possible, on les lavait, Raymonde les reficelait en petites bottes, ça faisait la rue Michel. Elle calculait en même temps à combien elle devait les vendre pour que ça lui rembourse le manque à gagner des pourris et toute cette contrariété qu'elle en avait eue, le chagrin ça n'a pas de prix. Je matais sournois entre ses cuisses, elle les avait longues et nerveuses, un rien sèches, peut- être, mais le rêve y trouvait son compte. Quand j'y repense, je me dis qu'elle y mettait sans doute un peu de malice, mais j'aurais jamais osé même penser qu'elle y pensait, pourtant elle avait des yeux à manger de l'homme, une femme de prisonnier, pomponnée, rouge à lèvres et bas de soie noirs, la cuisse blanche tout au fond, ben, ouais, quoi...

On faisait le marché de Nogent, trois fois la semaine, et puis ceux de Fontenay, du Perreux et de Bry dans les interstices. Ça faisait de drôles de trottes. On arrivait, on déballait, on arrangeait tout sur les tables, déjà la queue s'allongeait. Même avant qu'on arrive. Pas eu besoin de leur apprendre. La queue, ils ont su tout de suite, spontanément. Ils l'ont invitée. Le poisson n'a jamais été rationné, ni les légumes verts. Justement : c'étaient les seuls trucs qu'ils pouvaient acheter sans tickets, alors ils faisaient la queue. Pour les denrées à tickets, ils faisaient la queue aussi : la trouille que le ticket ne soit pas honoré. Il faut dire que le poisson se faisait rare, et qu'un jour même il n'y en eut plus du tout, à cause du mur de l'Atlantique, tout ça.

Vendre du poisson en plein vent, l'hiver, c'est pas tout rose. Tu le vides et tu lui coupes la tête, tu te coupes le doigt avec, tu sens rien. Cet hiver 4041 fut sauvage. La France commençait à la sauter vilainement. Je rapportais du poisson à la maison, des champignons, des dattes, les Gallet me faisaient des prix. Le soir, j'allais à la boxe.

Je ne sais plus qui avait eu l'idée. Petit-Jean, peut-être bien. Petit-Jean, un ancien boxeur, la trentaine, vif, mince, râblé. Devait tirer dans les mi-légers. Bon, il s'est mis à exister un Club pugilistique nogentais, affilié au C.P. XXe, va savoir pourquoi. La boxe soudain avait pris un prestige énorme auprès de la jeunesse française, c'était au moins un terrain où la France brillait. La gloire de Cerdan, de Dauthuille, de Charron fascinait les mômes voués à l'usine, comme naguère le Tour de France ou le foot. C'était le seul tunnel avec un peu de ciel au bout, le seul trou par où l'évasion semblait possible, tout au moins le rêve de l'évasion. Ils se foutaient bien de la guerre perdue ou gagnée, les mômes voués à l'usine ! Au bout de la guerre, pour eux, il y avait de toute façon l'usine, la chiourme, la paie misérable, le logement grouillant de mômes, la picole pour voir les varices de Bobonne en rose, et rien. Noir et gris. Comme leurs vieux.

Ils se jetaient dans la boxe à corps perdu, persuadés qu'avec une méchante droite et du cœur au ventre tu dois arriver, c'est forcé. Suffit d'être encore plus dur aux coups que le gars en face, de serrer les dents, de guetter le moment et de placer son parpaing mortel dès que l'ouverture se présente : le gars descend, asphyxié. C'est comme ça que boxait Cerdan. Un tank.

Peu allaient à la boxe pour l'amour du sport, l'excitation du danger frôlé, le plaisir de la feinte et de l'esquive, la joie puissante du combat, de l'adversaire mesuré, analysé, déjoué, manœuvré. Moi, oui. J'aime vraiment ça. Etre entre les cordes, je veux dire. Regarder, je m'en fous. Ça m'emmerde. Je rêvasse à autre chose. Cerdan et compagnie, je savais même pas qui c'était, avant, et guère davantage après. Le sport-spectacle, rien ne me fait chier davantage.

J'avais tâté du foot, mais j'ai vite compris que les sports d'équipe ne sont pas pour moi. La natation, on m'avait presque forcé à faire de la compète, je me défendais pas mal, mais rien à faire, il y a un esprit d'équipe, de clan, ils sont tout le temps fourrés ensemble, font des bouffes, des sauteries, je m'y emmerde, j'ai laissé tomber. J'aime mieux plonger dans un coin de verdure secret, remonter mes deux trois kilomètres à fond de train à contre-courant et puis me laisser redescendre à longues longues brasses silencieuses, comme une couleuvre, sans personne, tout seul entre eau verte et ciel bleu... Le vélo, j'avais tout de suite été repoussé par l'ambiance kermesse et fête popu. Mes efforts, je me les veux solitaires, c'est là que je goûte le haut bonheur. J'ai accompli des exploits dont personne ne saura jamais rien.

J'aurais pas cru que j'aimerais la boxe. Je m'amusais bien à boxer à poings nus, ou à lutter, avec Roger, on se flanquait de sacrées raclées, mais les gants, le ring, les règles, toutes ces complications ne me disaient rien. Et puis, la boxe était réputée sport de brutes et délectation de sadiques. C'est vrai, d'ailleurs : les brutes et les sadiques sont sur les gradins. Pas sur le ring.

Petit-Jean était un artiste. Et un pédagogue. Mine de rien, à l'économie de paroles et d'efforts, il savait fort bien nous prendre, nous guider, nous enseigner à exploiter nos atouts et jusqu'à nos défauts. Nous étions toute une bande, Jean-Jean et son frère Piérine, Manfredi dit Frédo, Charton, Hougron, Suret, Labat... PetitJean fondait beaucoup d'espoirs sur Roger Pavarini, mon inséparable, et sur Maurice Hubert, dit Bouboule, le fils du bistrot de la rue Thiers. Tous deux tiraient les lourds.