La boxe exige un entraînement très dur, très régulier, précédé de sévères séances de musculation, d'assouplissement et de respiration. Cet ascétisme me convenait. Interdit de fumer : je cessai donc, à tout jamais. Quinze jours après mon arrivée à la salle, et alors que je pensais devoir me préparer pendant encore des mois avant les angoisses du premier combat, Petit-Jean m'annonça comme une chose toute naturelle que je faisais partie du voyage du lendemain à Versailles et que je tirais, contre un poids moyen. Ça s'appelle « mener au mâle ». J'ai eu beau gueuler, les autres m'apprirent qu'il s'y prenait toujours comme ça et que s'il me menait au mâle c'est qu'il savait que j'étais capable de m'en sortir honorablement.
Et bon. Après une nuit sans sommeil, me voilà dans le vestiaire d'un palais des sports de banlieue, les mains bandées serré de cinq mètres de Velpeau, en maillot de corps Petit-Bateau (les amateurs n'ont pas le droit de tirer torse nu), aux fesses la culotte de Roger, aux couil- les la coquille de Roger (Roger était toujours équipé impecc, ses vieux lui laissaient tout ce qu'il gagnait), aux pieds des espadrilles tout effilochées (Roger chausse du quarante-et-un, moi du quarante-quatre, je ne pouvais donc pas porter les superbes tout neufs chaussons de boxe de Roger...) Panique intense. Pas de me faire casser la gueule, mais d'avoir l'air d'un con. C'est mon tour. Je traverse la foule. Survoltés, ces vampires. T'excitent au passage : « Défends-toi, petit gars, je mets deux sacs sur toi. » Les bonnes femmes te pal- pouillent les biceps, les yeux retournés. Des fauves. Le ring. La lumière te tombe dessus, à pic, t'épingle sur le carré. Tu t'assois. Tu mates le mec dans le coin en face. Il a l'air mauvais, la vache! Des biscoteaux de forgeron. Une sale petite gueule de gouape cruelle. C'est mon cinéma : les gars me dirent après que j'avais, moi, une tête épouvatable de tueur. Ce que c'est que la trouille! Petit-Jean me bafouille je ne sais quoi dans l'oreille. Me passe la main voir si la coquille est bien en place. Me colle dans la bouche le protège-gencives de Roger (ça se fait sur mesure, ça coûte la peau des fesses). L'arbitre nous fait signe. On y va. Marmonne ses patenôtres. Oui, m'sieur, d'accord, m'sieur. Dans nos coins. Gong. Ça y est donc.
Voyons. Ma garde. Les pieds en dedans, bien dressé sur les pointes. La jambe arrière fléchie, tout le poids dessus. La tête planquée derrière les gants. Le dos voûté, la poitrine creuse, l'épaule gauche ramenée devant la figure. Pas une fissure. Un château fort. Je sautille un peu, sans bouger les bras. Je tourne autour, pour voir comment il se sert de ses jambes. Mal. Les pieds à plat. Il tourne sur lui-même en marchant au lieu de sauter. Je fais vite un saut vers ma droite, donc sur sa gauche, j'y avais pensé avant, j'ai sa joue offerte, je risque une gauche, sans y croire, c'est pas possible, c'est un boxeur, je lui lance un coup de poing, il va pas le recevoir, ce serait trop simple... Et il arrive! En pleine gueule, papa ! Sur sa joue, par le côté, ça le déséquilibre, il fait trois pas pour se rattraper, comme les crabes. J'en reste tout con. J'aurais dû suivre, redoubler la gauche, et puis, schniak, la droite. Je voudrais t'y voir! J'ai donné mon premier coup de poing, et il est arrivé, juste comme je voulais ! Ma première patate ! La salle a hurlé. Un hurlement énorme, effrayant, comme une tempête contre les rochers.
Du coup, il s'est vexé, c'est devenu moins facile. Il m'a rentré dedans, j'ai dû esquiver, me planquer derrière les gants. Et alors ce bruit de tempête a grossi, a grossi, et cette fois contre moi... Je croyais que j'aurais peur. Non, pas du tout. J'étais en rogne. Je me suis donné à fond. Je voyais les coups arriver, lentement, lentement, j'avais dix fois le temps d'esquiver et de calculer ce que j'allais lui balancer en échange, de bien repérer l'endroit exact... Même, je regardais ses yeux, je ne les quittais pas, je voyais ses pensées en même temps qu'il les pensait, je pensais avec lui, avant lui... Quel jeu formidable !
Rien ne crève comme donner des coups de poing. Après une minute, j'étouffais, mon cœur voulait sauter dehors par ma bouche béante, la poitrine me brûlait, les bras me pesaient, j'envoyais mes poings au ralenti... Et ce gong qui ne sonnait pas !
Ça a été un dur combat, et je l'ai gagné. Aux points. Je me suis tapé les trois reprises. Il y eut des spectateurs pas d'accord, sans doute des copains du gars, il était dans son fief. Soufflé de tant de mauvaise foi, j'ai fait signe aux gradins : « Descendez ici, qu'on s'explique ! » Scandale. Huées. Les juges parlent de me disqualifier. Plus tard, Petit-Jean m'engueule au vestiaire. Paraît que ça se fait pas. Ah ! bon.
Jean-Jean, Roger, Bouboule et les autres se sont farcis leurs bonshommes, et puis on est rentrés, moi bien content bien soulagé.
Il fait un froid noir. Roger, n'ayant rien de mieux à faire, m'accompagne aux champignons. Ça tombe à pic. Un verglas assassin vernit la chaussée, on n'arrive pas à tenir debout, et il faut en plus que je retienne la sacrée carriole qui glisse sur ses jambes cerclées de fer sans que les roues aient même à tourner. L'un de nous est toujours à plat ventre, quand ce n'est pas les deux. Bon. On finit quand même par hisser la carriole au haut du plateau d'Avron. On charge. Maintenant, la descente en vrille jusqu'à la Maltape. Je paie l'octroi. La nuit est tout à fait tombée, et avec elle un brouillard à manger à la cuillère. On ne voit pas ses pieds. La longue côte toute droite file dans le néant, ponctuée de tristes lumignons voilés de bleu, très joli tableau dans le genre attends=moi un instant je vais me foutre par la fenêtre. Il va falloir s'enfiler ça ?
On se relaie dans les brancards. Pas moyen de tirer, tes pieds filent, tu glisses en arrière sous la carriole. Alors l'autre fait tourner la roue, à la main, rayon par rayon. On avance, tout doucement, un centimètre après l'autre. Naturellement, on n'a pas emporté de lampion, on comptait rentrer avant la nuit. Et voilà, c'est gagné : comme c'est à mon tour de faire tourner la roue, plié en deux, le cul offert, le brouillard se matérialise en autobus et me rentre carrément dans le lard, m'attrape à l'épaule gauche, me plaque contre la roue, je m'étale, le bus s'arrête juste avant de me passer dessus. La carriole cul par-dessus tête, les champignons dans le caniveau. Le gars de l'autobus, bien emmerdé. Les voyageurs s'emplissent les poches. Je rame à plat ventre, la bouche pleine de sang, impossible de me relever, impossible de respirer, ça me fait un mal de chien. Roger n'a rien.
Les flics arrivent, parlent d'hôpital, je veux gueuler que non, je crache un gros paquet de caillots. Roger dit que j'habite tout près, ils se laissent attendrir.
Tête de papa quand on me débarque sur un brancard ! Pauvre papa. Tête de maman quand elle rentre du boulot... Bon. Trois côtes enfoncées, le poumon un peu lacéré, un bras noir des doigts à l'épaule, des gnons partout, rien de sérieux. Deux semaines de lit. Roger m'apporte des bouquins.
Huit jours plus tard, Nino Simonetto jaillit dans la chambre, la gueule à l'envers. Il est midi. Nino crie : « François, le marché couvert vient de s'écrouler! » Effectivement, j'avais entendu comme un lourd bruit, gras et mou. C'était donc ça !
« Il y a plein de morts ! Ça gueule, t'entendrais ça ! Du sang partout ! Je retourne aider. »
Le marché couvert de Nogent est un grand hangar tout en fer, dans le style des Halles de Paris, tarabiscoté comme de la dentelle. Raymonde et Jojo Gallet y ont leurs tables. Sans mon accident, j'aurais été en train d'y vendre. Plus tard, j'ai su que la mère Gallet a été blessée à la tête, qu'une cliente à elle a été tuée sur la table même, parmi les choux-fleurs, les reins pliés dans le mauvais sens par une énorme poutrelle de fer à trous-trous. En tout, vingt-deux morts, d'innombrables blessés. C'est le poids de la neige, plus d'un mètre d'épaisseur, qui a tout fait. Tout le monde s'accorde à dire que les Allemands ont été plus que corrects.