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Les dessins, sur Le Pilori, c'est rien que des Juifs. Nez en aubergine, bouche lippue répugnante, cheveux crépus, allure dégueulasse. « Ils se prélassent à nos frais dans les camps, leurs femelles leur apportent caviar et Champagne. Il faut en finir une bonne fois! » T'as lu un numéro du Pilori, tu les as tous lus. Leurs dessins sont même pas un tout petit peu marrants, comme étaient autrefois ceux du Canard enchaîné. Là, rien, rien que de la haine, du pousse-au-crime. D'ailleurs, ils ne cherchent pas à être drôles, ils méprisent l'humour, ils veulent faire « penser », et aussi être durs, durs comme les Allemands.

Il y a eu une exposition anti-juive au Grand Palais. J'y suis pas allé, mais j'ai vu les affiches, il y en avait plein les rues : « Sachez reconnaître le juif », avec des modèles de nez pendants, de bouches de grenouilles, d'yeux de lézards, d'oreilles en feuilles de radis fanées, de doigts crochus, de pieds palmés... Parfaitement, de pieds palmés ! Les affiches du film Le Juif Siïss aussi valent leur pesant de coups de pied au cul ! Tout ça me rappelle les frénésies anti-juives des vertueux petits gars de la J.E.C., avant guerre. Ils doivent bicher, aujourd'hui, les petites vipères !

 

J'ai vu quand ils ont déboulonné les statues. Toutes les statues de bronze de Paris, ils les ont enlevées, des Français ont fait ça, oui oui, pour en faire cadeau aux Allemands afin qu'ils les coulent en pointes d'obus. Le plus écœurant, c'est la campagne de préparation dans les journaux. Les plus grandes plumes te démontraient que nos statues étaient laides, qu'il fallait en débarrasser Paris pour que la France n'ait plus à rougir... Comme pour les juifs, quoi. Ils cherchent dans leur tête ce qui pourrait bien faire plaisir aux Allemands et ils le leur offrent avant qu'ils le demandent. J'ai entendu dans le métro un type qui disait qu'on faisait cadeau de nos belles statues aux Fridolins en échange de plusieurs dizaines de milliers de juifs qu'ils laissaient partir en douce pour l'Amérique. Le type ajoutait si c'est pas malheureux, des œuvres d'art uniques au monde, et en bronze, monsieur, vous savez ce que ça vaut, le bronze? Tout ça pour des feignants et des rapaces même pas français qui ont fait notre malheur ! Ah ! ils doivent bien rigoler, Rothschild et compagnie !

 

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Les chantiers, j'aimais bien. Le maçon est un ouvrier à part, qui tient du paysan et du marin. Courbé sur la terre qu'il malmène à grands coups de pioche ou voltigeant dans les airs à la merci d'un nœud mal serré 18. Le travail est varié, à l'infini, tu te trouves sans cesse confronté à mille problèmes imprévus qu'il faut résoudre, et vite, et solidement. Le maçon est avant tout un bricoleur, un débrouillard. Savoir s'échafauder en fonction du boulot est déjà toute une science. Et aussi savoir économiser ses forces, harmoniser ses gestes, se programmer le travail dans le temps et dans l'espace... Les compagnons, tous des montagnards ritals durs à cuire comme la meulière, me menaient la vie dure, exigeants sur le travail, sans pitié, et en même temps pleins d'attentions bourrues, vraies mères poules à moustaches :

« Françva ! Varde on po' douve qu'tou mette el' pied ! Tout gu' l'a mica vista qué sta plançe-là il est en bachcoule? Qué si tou gu'mette el pied zouste là dessus, allora tou tombes zousqu'en bas et tou te vas touver ! Et après, qu'est-ce que ze vas dire à tou pare, mé? Ze vas dire coumme ça « Vidgeon, l'est l'vote Françva qu'il est toute morte, pourquva l'a mess' il pied sour una plançe qu'il était en bachcoule, et allora l's'est touvé, ecco! » Allora tou pare i va dire coumme ça : « Tounion 19, i va dire coumme ça, l'est tva, l'compagnon, loui, l'était on pour'goche qu'ai counnaichais rien, le rechponchable il est tva, ecco. » Ôh ! ze le sais qué dou mal i me le fara pas, ma l'avra tante çagrin, pour' homme, qué de le var ze me mettrai à plorer anche me. »

J'aimais les vannes classiques des maçons ritals. Si tu vois un copain en train de creuser un trou, tu dois lui dire :

« Euh, Micain20! Ma vard'on po' qué buse 21! Fa 'tenchion pas croser troppe lvoin, qué tu vas ressourtir cez i Chinvas ! »

Un Rital n'a jamais pu discerner une différence entre « l'équilibre » et « la calibre », ni entre une « chambre à air » et la « chambrière », ce bout de bois qu'on plante sous un camion à bras, à l'arrêt, « per fare qué i tient debout toute sol ». J'aimais les noms des outils. Chaque truelle a le sien : la briqueteuse, la lisseuse, la spatule, la langue-de-chat, les bertelées... Et aussi les pioches : le pic, la panne, le descentoir, le piémontoir... La langue du métier foisonne d'expressions qui me ravissent, dont je ne sais pas si elles viennent du dialetto ou du français de métier. Par exemple, on dit « soulager » pour « soulever » ou « lever » : « Françva, soulaze on po' sour ton côté, qué c'est pas de niveau ! » On dit d'une poutre qu'elle « fatigue ». On dit « le nu » d'un mur, qui est la surface véridique sur laquelle tu peux te fier. On dit « le fruit » du mur, quand il penche...

 

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Quand papa ou moi travaillions sur un chantier « al diable ouverte », nous emportions la gamelle, que le garçon met à réchauffer en plein vent, sur un feu de chutes de bois. Garnir la gamelle était devenu le tourment des femmes de maçons.

Il était bien fini, le temps des beaux dimanches de la rue Sainte-Anne, le temps des gosses portant dans des torchons à carreaux rouges les plats odorants sortant du four « per fare ouna poulitesse oux vigins ». La rue Sainte-Anne dansait devant le buffet. Si on n'a jamais complètement crevé de faim, on le doit aux deux Dominiques, Cavanna et Taravella, les patrons, qui se démer- daient à trouver le fabricant de pâtes clandestin qui, à prix d'or, vendait des nouilles presque noires, moitié farine-moitié poussière, ou le plouc qui tirait de ses haricots secs le quadruple de ce que lui en donnait le marché régulier... J'étais déjà ravagé par la faim. J'achetais toutes les saletés sans ticket : les boîtes de conserves « pâté végétal », à peine ouvertes une épouvantable odeur de pulpe de betterave pourrie, tout rutabaga bouilli, sans un soupçon de gras. Le sucre de raisin, quand j'en trouvais, ça avait un goût très fort de cara-, mel brûlé et c'était très acide. Le dimanche, on allait aux escargots, on les mangeait en ragoût, bouillis avec du vin, puisqu'il n'y avait pas de beurre. J'avais trouvé un charcutier qui, une fois par semaine, vendait du boudin sans ticket, en grand mystère, un drôle de boudin sans bouts de gras dedans, qui sentait fort malgré les oignons dont il était bourré. J'ai su un jour que c'était du boudin de chien, il payait des mômes pour voler les chiens. J'ai connu un gars qui piégeait les chats dans une porte entrebâillée. Il imitait le cri d'une souris, le chat passait la tête, couic !

J'ai connu l'insolence de ceux qui peuvent se payer de la viande, du saucisson, du beurre, du sucre, et te bouffent ça à la gueule, tranquillement...

Pendant la drôle de guerre, en 39-40, le bâtiment languissait, papa avait trouvé du boulot à Colombes, grâce au père de Roger Pavarini. Il lui fallait traverser tout Paris en métro, changer deux fois, et puis prendre un autobus. Prendre le métro, ça a l'air tout simple, mais imaginez seulement que vous ne savez pas lire ! La première fois, Pavarini avait montré à papa, lui avait fait compter les stations (papa, du moins, savait compter sur ses doigts). Et bon, papa allait tout seul, bravement, dans toute cette foule, et ne se trompait pas. Jusqu'au soir où il prit le mauvais couloir. Il compta les stations suivit le couloir, et se retrouva perdu dans une banlieue épouvantable, en pleine nuit de guerre sans lumières... Il tourna en rond, n'osant demander, les gens n'auraient pas compris son parler. Il finit par demander asile aux flics, qui lui permirent de dormir sur un bat-flanc, en cellule. Le lendemain, il était à l'heure sur le chantier, sans avoir mangé. Maman avait passé une nuit terrible.