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J'ai vu crouler Berlin, jour après jour, jour après jour. Ils ont fait ça. Ils ont pu le faire. Je ne m'en remettrai jamais. La guerre sera toujours en moi, toujours, tant que je vivrai.

Ils ont pu faire ça. Ils l'ont fait en riant, j'en suis sûr, en chantant, en se donnant de grandes tapes dans le dos pour avoir si bien visé, en débouchant le Champagne des grandes occasions... Des hommes ont pu faire ça. J'ai vu crouler Berlin, j'ai pas vu Londres, les journaux d'ici se vantent de l'avoir écrasé. J'ai pas vu Kharkov, j'ai pas vu Stalingrad, j'ai pas vu Dunkerque, j'ai pas vu Pearl-Harbour, j'ai pas vu Dresde, ni Hambourg, ni Dortmund, ni Varsovie, je les ai pas vues mais je les ai toutes vues. J'ai vu Berlin.

La guerre, les Chleuhs l'ont dans le cul, on le sait, et eux aussi le savent. Les Russes sont sur l'Oder, les Ricains sont en France et en Italie, tout fout le camp, c'est la fin. Alors, pourquoi les bombes sur les villes ? Ça n'écourte pas les guerres d'un seul jour, pas d'une heure. Pour terroriser le populo? Oui, c'est vrai, ïl est terrorisé. Et alors ? Quel populo ? Des femmes, des gosses, des vieux, des esclaves déportés. C'est pas ceux-là qui décident de la guerre. Ils ne peuvent rien, que répandre leurs tripes, brûler vivants, crever de faim, avoir peur, avoir peur, et fermer leur gueule. J'ai vu une femme, pas jeune, pleurer devant le tas de briques qui avait été sa maison, on venait de sortir de là-dessous les morceaux de son mari. Elle sanglotait, pas moyen de se retenir. Ne voulait pas s'en aller de là. Sanglotait, c'est tout. Se tordait les mains. Pleurer en public est défendu. Indigne du peuple allemand. Défaitisme. Le défaitisme est puni de mort. Partout des affiches le rappellent. D'autres exaltent l'admirable fermeté des Berlinois dans l'épreuve. C'est la première chose qu'ils font, coller ces affiches sur les ruines fumantes. A peine l'alerte finie, les Hitlerjugend aux cuisses musclées accourent avec leurs pinceaux, leurs pots de colle, leurs culottes courtes et leurs chaussettes blanches... Deux gros mecs en uniforme moutarde avec brassard rouge à croix gammée ont pris la femme chacun par un bras, lui ont parlé, avec patience, ils comprenaient très bien, ils lui ont dit nous comprenons très bien votre douleur, c'est atroce, salauds d'Anglais, mais il est mort pour l'Allemagne, pour le Fùhrer, il sera vengé, songez à tous ces beaux jeunes gars qui tombent au front, gningnin- gnin, ils débitaient leurs conneries de merde, mais elle s'en foutait bien, de l'Allemagne, du Fùhrer, du peuple allemand, de l'honneur et de la dignité, et de perdre la face devant des cochons d'étrangers. Plus rien n'existait, elle n'offrait plus prise, elle avait perdu son vieux, la bombe n'avait pas voulu d'elle, elle n'était plus qu'horreur et incrédulité. Et moi je la regardais, je devrais être blindé, l'horreur je patauge dedans à longueur de journée, je la regardais et j'avais envie de chialer avec elle, de hurler à la mort, cette vieille c'était ma mère, c'était maman devant son fils éventré, mon blindage était tombé, une bonne femme qui pleure qu'est-ce que c'est dans le bordel d'épouvante où je traîne mes pieds depuis si longtemps, ben oui, tu sais jamais quand ça va te cueillir, tout à coup j'en pouvais plus, viens me parler de Boches ou de pas Boches après ça... Les deux gros cons à croix gammée en ont eu marre, ils se sont mis à lui parler sévèrement, puis à l'engueuler, à la secouer, à lui faire honte, mais elle, tu parles, de plus en plus indigne, alors ils lui ont foutu des gifles et puis ils l'ont embarquée. Les Allemands alentour baissaient le nez, filaient comme des rats. Nous aussi.

 

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Le métro est tout près du camp. La station s'appelle Baumschulenweg, c'est le nom du quartier. C'est pas vraiment le métro, c'est le S-Bahn, un métro quand même, mais qui se balade en l'air. Il existe un autre réseau, un vrai, celui-là, souterrain, le U-Bahn. Le S-Bahn va loin dans la campagne, comme un train de banlieue, mais dans le centre de la ville ses lignes sont aussi serrées que celles du U, avec lesquelles elles se croisent et s'entremêlent, mais sans se mélanger, sans qu'on puisse passer d'un réseau à l'autre. Ça fait assez bordélique, mais eux ont l'air de s'y retrouver.

Baumschulenweg est coincé aux confins de Berlin, au diable Vauvert, vers le Sud-Est, au-delà de Neukölln, le faubourg ouvrier — qui fut le « faubourg rouge », m'a appris Rudolf, un Chleuh de l'usine, réformé, campagne de Russie, la trentaine, beau comme sont beaux les Allemands quand ils se mettent à être beaux, dans le genre gueule ravinée, mèche onduleuse sur l'œil bleu pâle, deux rides profondes, irrésistibles, filant des ailes du nez aux commissures, qui crache ses poumons, n'en est pas spécialement reconnaissant au Führer, n'a plus grand-chose à perdre et me parle désabusé, âux chiot- tes, en grillant un clope, « Ach, Scheisse! », l'œil aux aguets, quand même — au-delà de Neukölln, tout près de Treptow où s'étendent les considérables établissements industriels de la firme Graetz A.G., mon employeur, mon maître, responsable de moi devant le Führer du peuple allemand, et qui a pratiquement sur moi droit de vie et de mort sans même avoir à se salir les mains : un coup de fil à la Gestapo suffit, et la Gestapo n'est pas loin, elle est dans l'usine même.

Baumschulenweg : une banlieue à pauvres, à pauvres décents. Des petites usines, des ateliers, des garages, des terrains vagues, de la tôle rouillée, du mâchefer, des blocs d'immeubles modernes tristouilles trapus casernes alignés tous pareils le long de la Köpenicker Landstrasse, tous avec un petit espace vert devant, sans barrière pour séparer du trottoir. Berlin est tout en sable, les petits espaces verts aussi, il y pousse des petits sapins tout noirs, des petits bouleaux tout blancs, des petites verdures rampantes à fleufleurs et à boules rouges. Le sable est criblé de trous de lapins, la nuit ils gambadent au clair de lune, tu parles d'une ville! Les Allemands aiment beaucoup leurs petits lapins, et aussi les petits oiseaux, ils clouent dans les arbres des nids en forme de petites maisons. Les piafs chleuhs ne savent- ils donc pas contraire leurs nids eux-mêmes ?

Le camp est coincé là, entre la chaussée et le talus du S-Bahn qui court parallèlement à la Köpenicker Landstrasse (ça veut dire « route nationale vers Köpenick », ou quelque chose comme ça). Juste à côté, il y a un terrain de sport où leg Hitlerjugend viennent s'entraîner le dimanche matin, avec tambours, clairons et longues trompettes d'où pendent jusqu'à terre des bannières de Moyen Age à franges dorées. Rouges, les bannières, avec, cela va de soi, le disque blanc et la croix noire qui fait la grimace. Ils s'entraînent au fusil, au revolver, à la baïonnette, à la grenade, au parcours du combattant, c'est ça leurs sports.

 

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En ce temps-là, Berlin s'était couvert de baraques en bois...