Dans les moindres interstices de la ville colossale se faufilent des alignements de parallélépipèdes de sapin jaune coiffés de papier bitumé. Le Gross Berlin, c'est-à- dire Berlin et sa banlieue, forme un seul camp, un camp énorme, émietté parmi les bâtiments, les monuments, les bureaux, les gares, les usines.
Pour un Parisien, Berlin est une ville éparpillée, bâtarde, à peine une ville. Elle englobe dans son énorme superficie des bois, des lacs, des prés, même des champs cultivés, coincés entre les pâtés d'immeubles. Et même dans la partie très urbanisée, dans le Berlin monumental, d'immenses espaces vides vous déroutent tout à coup. Tout vise au grandiose, au grandiose volontiers lourdingue, mais c'est justement l'effet recherché. Ecrasant, voilà. On dirait une ville conçue sur plan, décidée une fois pour toutes, un caprice de Pharaon mégalo et urbaniste, et puis bâtie, au long des siècles, quartier après quartier, sans dévier du plan initial. Avalant les bourgades de la périphérie et les digérant tranquillement, les incorporant à l'ensemble comme si elles y avaient été prévues de tout temps. Cela donne une ville à la texture lâche, coupée d'avenues gigantesques, trouée de places sans limites que balaient les vents aigres de la Baltique ou que raclent jusqu'à l'os les tempêtes glacées surgies des steppes. Une ville, en somme, conforme aux préceptes des hygiénistes moralistes du xixe siècle et .des adeptes moustachus de la gymnastique suédoise, ces obsédés de la santé par le grand air et de la pureté par le contact avec la verte nature. L'austère et vertueux docteur Kneipp était allemand. Ou suisse-allemand, peut-être.
L'épanouissement fessu de ce qu'on appelle ailleurs l'art victorien, ici l'art wilhelminien, que j'appelle, moi, l'art dondon, a coïncidé avec l'ère triomphale de l'Allemagne de Bismarck, et ça se voit. Ici, il a trouvé de l'espace pour gonfler ses hanches, ses croupes et ses mamelles. De la volute, de la cariatide, de la colonne cannelée, du chapiteau corinthien plein ton tablier... Toute cette luxuriance dimensionnée dans le gigantesque, cela va sans dire.
Les rues larges comme des Atlantiques se coupent à angle droit, les trottoirs se prolongent dans le no man's land des petites jungles bien léchées qui maintiennent les murs habités hors de portée du souffle toujours douteux des passants. Ça ne se resserre un peu qu'autour d'Alexander-Platz — le vieux Berlin —, quartier des putes et du marché noir, où serpentent quelques ruelles presque tortueuses, et aussi à Neukölln aux désespérantes casernes ouvrières de brique blême. A Neukölln, j'ai même vu du linge sécher aux fenêtres.
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Du haut d'un wagon du S-Bahn, tu survoles camp après camp. Vus de là-haut, ils sont tous pareils, sinistrement pareils. Baraques légères, démontables, fabriquées en série, groupées par « blocks », allées de mâchefer, hautes palissades de planches couronnées de barbelés tout autour, deux baraques peintes en blanc encadrant la barrière d'entrée : celle du Lagerfuhrer, le chef de camp, et celle de l'infirmerie. Parfois, l'entrée de tel ou tel camp se fleurit soudain d'une rondelle de tulipes, de pensées ou de géraniums. Ça veut dire que la Croix- Rouge y est attendue. La Croix-Rouge suisse, la Croix- Rouge internationale, d'autres Croix-Rouges pleines de zèle envoient de loin en loin des missions dans les camps pour voir si les prisonniers de guerre, les déportés ou les S.T.O. sont traités humainement, il paraît qu'il y a des règlements internationaux, des lois de la guerre, Genève, La Haye, tout ça. Quand on voit les Russes de corvée à l'entretien du camp repiquer en rond, du plant de petites fleurs aux abords de l'entrée, on se marre : « Oh ! Natacha, la Croix-Rouge va venir? » Natacha se marre aussi.
Vus de là-haut, à vitesse de métro, tous les camps se ressemblent. De près, il y a des nuances, quoique les Berlinois qui longent les palissades ne remarquent guère de différence, et d'ailleurs s'en tamponnent. La kerre gross malhèr, mais à la kerre gomme à la kerre, n'est-ce pas. Les voyous blêmes ou les Kolkhosiens épais entassés là-dedans les dégoûtent et leur font un peu peur, il y en<a tellement, mais leur présence est la preuve tangible de la victoire, leur aspect l'affirmation éclatante de la supériorité de la Race, de sa force, de sa beauté, de sa culture. Aux jours exaltants des guerres éclairs enlevées comme des rallyes, le déferlement des hordes soumises sur la ville glorieuse avait nourri leur liesse. La victoire alors n'était pas seulement un communiqué triomphal dans le journal, une tonitruance de chœurs guerriers à la radio, un discours délirant de joie du Führer... Elle était là, visible, palpable, éclatante, déversée sur le pavé par pleins wagons à bestiaux, inscrite à l'envers sur la gueule des vaincus, sur la gueule craintive, flétrie, effarée" ahurie des sous-humanités aux haillons si pittoresques et, n'en doutez pas, grouillants de vermine.
Les esclaves étaient les fruits grisants de la victoire, comme l'étaient les éventaires croulants de vins français, de vodkas aux aromates, de camembert, de beurre, de truffes, de caviar, de volailles, de saumon de la Volga, de charcuteries exotiques, de nougat, de fruits confits, de harengs marinés dans toutes les variétés de la marinade, de cuissots de chamois des Pyrénées, de filets d'aurochs de Pologne, de confits d'oie des Landes, de pattes d'ours des Carpathes confites dans leur fourrure, de tripes à la mode de Caen, de langues de rossignols assaisonnées aux pétales de roses de la mer Noire, de boudin de mouches vertes de Cracovie, de bottes de pattes de cigognes de Poldévie (ça se mange comme les asperges), de sauterelles salées, de Cyrénaï- que pour l'apéritif, de nouilles Lustucru aux œufs frais, de cornichons sauteurs de Biélorussie, de limaces rouges au miel de la Basse-Estonie, de tourtes aux queues de castors de Crimée, de cacao Van Houten, de marrons glacés, de bêtises de Cambrai, de pastilles Vichy-Efat, de cognac, de calvados, de genièvre, de lambic, de slivovitz, d'ouzo, de chartreuses multicolores et d'une prodigieuse variété de liqueurs poisseuses, les Allemands aiment les tabacs doux et les alcools sucrés, de Numéro Cinq, de rouge Baiser, de savonnettes Palmolive, de lingeries qui rendent fou (französische koschonnerie), de poupées russes emboîteuses pour tester le Q.I. du gosse, de fourrures, de cuirs, de soieries, de porcelaines, de tapis, de pendulettes avec les bras de Mickey qui font les aiguilles, de cigares qui explosent, de poil à gratter, de cartes postales polissonnes, d'ouvre-boîtes magiques qui affûtent aussi les couteaux et écrivent les noms à la crème rose sur les gâteaux d'anniversaire...-Tout ça à des prix fantastiques de bon marché. Nul pillage ici : l'Allemagne achetait et payait. En marks. Le Fuhrer avait décidé que le Reichsmark valait vingt francs français. Avant juin quarante, sur le marché des changes, il valait deux ou trois francs. Pourquoi, dans ces conditions, s'abaisser à être malhonnête ?
Ainsi, la victoire n'était pas une abstraction. Tout le monde en profitait. Le Fuhrer annexait les empires, le Feldmarshall Goering se goinfrait les Rembrandt, le peuple élu faisait la queue au Kolonialwaren (l'épicerie) ou au Delikatessen (la charcuterie) pour toucher sa juste part du butin légitime et glorieusement gagné.
Les tout premiers contingents de viande de vaincu sur pied avaient été composés exclusivement de prisonniers de guerre. D'abord les Polonais, avalés en moins de rien, puis, après juin quarante, d'un seul coup, en masse, les Français, le formidable cheptel français, deux millions de captifs, la quasi-totalité des armées de la République. Aussi les Belges, les Hollandais, les Danois…
Quelques stalags (camps de prisonniers de guerre) furent bricolés à la hâte autour de Berlin. On y puisait de la main-d'œuvre pour tout ce qui ne touchait pas directement à la production de guerre. Les Kommandos d'éboueurs, de balayeurs, de creuseurs d'abris, de débardeurs de wagons, de manœuvres de toute sorte, parcouraient, sous escorte, les rues de Berlin, et ce devait être effectivement un spectacle bien réchauffant pour les cœurs allemands que ces troupeaux de guerriers déchus, aux uniformes à la godille, traînant les pieds, entortillés de cache-nez et de passe-montagne, la musette leur battant le flanc, le gigantesque barbouillage K.G. leur zébrant le dos d'infamie. Les petits enfants jouaient à les tuer : ratatatata. Les deux longues cornes rai des du bonnet de police français excitaient les ricanements des galopins. Plus tard, il y eut les convois de prisonniers soviétiques, mais ceux-là, on ne les montrait pas. J'en ai vu une fois. C'était dans une gare de marchandises, je me rappelle plus laquelle, le Kommando des gravats était de corvée pour décharger de la brique, tout à coup un pote me dit :