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PLÜNDERER WERDEN ABGESCHOSSEN!23

LE S-Bahn nous bringuebale à toute ferraille à travers Berlin, à hauteur de deuxième étage, de quartier en quartier, de décombres en décombres. On est serrés. C'est bourré de babas, blêmes à cause de la nuit saccagée et pourtant jacassantes. Les babas sont les bonnes femmes russes. C'est pas une méchanceté, c'est le vrai mot russe. La baba : une boule sur une boule. La plus petite boule, la tête ronde entortillée dans le grand châle blanc, juste le nez qui dépasse, rond aussi, le nez, et tout court, rond et court comme une petite patate, c'est le nez ukrainien, le châle pour finir fait deux ou trois fois le tour du cou, serré serré, et se noue devant. Le reste de la baba, la plus grosse boule, un capitonnage de kapok ou de je ne sais quelle espèce de bourre piquée machine entre deux épaisseurs, ça fait un édredon avec des manches, c'est chaud, terrible, bien plus chaud que tous nos chandails, mais ça t'épaissit citrouille à pattes, les babas marchent les bras écartés du corps. Ce qu'on peut voir des jambes est matelassé d'épaisseurs de journal enveloppées de chiffons et saucissonnées de ficelle. Aux pieds, des galoches de camp, en toile, à pataudes semelles de bois. Il n'y a pas plus attentif à se protéger du froid que les Russes.

Perdus là-dedans, quelques vieux Chleuhs amplement perclus, arrachés à leur retraite pour aller au fin fond des banlieues usinières houspiller la racaille étrangère et prendre des bombes sur la gueule, douze heures par jour, si c'est pas triste après une vie de labeur, une guerre de Quatorze perdue et deux ou trois fils au front, ach Scheisse !

Plus on avance vers l'Ouest, plus le désastre vous prend aux tripes. Jannowitzbrucke, Alexander-Platz — le vieil Alex des putes, des déserteurs, des évadés français devenus voleurs et maquereaux, et même tauliers, régnant sur la pègre berlinoise émasculée par la guerre —, Bôrse... Ici commencent les beaux quartiers. Et l'épouvante. Friedrichstrasse, Belleviie, Tiergarten, Zoologischer Garten, le trognon de ce qui fut la Gedâchtnis- kirsche, l'église rose, dressé comme un chicot pourri à l'angle de ce qui fut le Kurfurstendamm. Charlottenburg... Soudain, un flot de lumière. Tu es en plein ciel. Plus de murs, plus de rues, plus de ville. Le vide. Devant toi, jusqu'à l'horizon, une étendue blanche qui renvoie crûment le soleil. La neige vue du téléférique. Mais une neige tourmentée, trouée, bosselée, hérissée de poutres, de coins d'armoires enfouies, de tuyaux tordus... Quelques trognons de murs à ras de terre. Par-ci, par-là, tout con, un conduit de cheminée, comme un mât un peu zigzagant. Ça m'épatera longtemps, ces cheminées qui restent debout quand les murs sont partis. Rends-toi compte, tout est par terre, des murs d'un bon mètre d'épaisseur, ces immeubles allemands, surtout les rupins, c'est rien que des piles de briques, il y a plus de plein que de creux, enfin, bon, c'est leur mode, seulement quand c'est par terre ça fait une couche épaisse, cinq ou six étages comprimés sur la hauteur d'un seul, étalés sur toute la rue, le quartier nivelé rasibus, et voilà ces conduits de cheminées tout rouges qui tortillent sur fond d'azur leurs doigts de squelettes rhumatisants... Et les radiateurs! Parfois, toute une tuyauterie de chauffage central restée en l'air dessine dans l'espace le fantôme de la maison qui était là. Les radiateurs pendent aux tuyaux comme des raisins mûrs.

« Ça prouve qu'ils ont beau faire les malins, ils sont plus doués pour la mécanique et la ferraille que pour le bâtiment, dit René la Feignasse. A Paris, les murs, ils sont pas moitié épais comme ceux d'ici, eh ben je te parie qu'ils auraient mieux tenu le coup ! »

Charlottènburg. C'est là qu'on descend.

Au milieu d'une petite place qui dut être charmante, une petite place minutieusement ravagée où trois trognons de platanes en charpie hurlent à la mort, pas loin de la mairie de Charlottenburg, une baraque, comme toutes les baraques, il n'y en a pas cinquante modèles. Au-dessus de la • porte, une grande pancarte avec de grosses lettres gothiques très bien dessinées : BAUBÜRO. « Bureau de la construction ». Ça fait moins triste que bureau de la destruction, ça vous remonte tout de suite le moral. Une formidable queue part de la porte, s'enroule deux fois autour de la place. Les sinistrés de la nuit. Ils ont les yeux rouges, l'air secoué, leurs vêtements chics sont blancs de poussière de plâtras, parfois déchirés, parfois brûlés. Certains ont la tête bandée ou le bras en écharpe. Certains portent sur le dos des sacs tyroliens ou bien traînent des valises dans ces petits chariots de bois blanc à quatre roues cerclées de fer qui ont l'air de joujoux pour atteler des petits moutons. Le sac tyrolien pour Monsieur, le chariot de bois pour Madame, accessoires aussi typiques de l'Allemagne que la culotte de cuir à baudrier pour le gosse.

Pas d'affolement. Tout est en ordre. Les spécialistes du Baubüro vont étudier leurs cas, un par un. Voir s'il y a moyen d'étayer ce qui reste du logement, de boucher les trous du toit avec du papier bitumé, de clouer du carton sur les trous des murs, des choses comme ça... Par les fenêtres, on voit des gars penchés sur des tables à dessin hérissées de machins articulés, ça fait très sérieux, très ingénieur.

Des escouades de traîne-patin dans notre genre déboulent de partout, encadrées par des gardes- chiourme gâteux mais l'air terriblement compétent. Devant la baraque, un gros Chleuh violacé vêtu de vert tendre, petit chapeau à plumeau et pantalon enfoncé jusqu'aux genoux dans les grosses chaussettes blanches à côtes, ça lui fait des mollets coulés dans le bronze, s'occupe de tout, pas à s'inquiéter, il connaît son boulot. Herr Doktor, architecte en chef, huile, insigne du Parti. Nos deux vieilles couennes nous amènent devant lui, ébauchent un compromis foireux de salut nazi et de salut militaire. Depuis l'année dernière, le salut nazi est le seul salut autorisé et obligatoire, mais les réflexes, passé un certain âge...

Le gros père architecte en chef nous toise, écœuré. Il commence à nous connaître. Il consulte une liste, hausse les épaules, lance aux deux couennes un aboiement dont je saisis seulement « Uhlardstrasse » et « Mauern niederschlagen ». Merde. Abattre des murs. Le truc le plus con. Des façàdes restées debout toutes seules, va savoir pourquoi, six étages qui oscillent dans la brise comme un décor de film, dangereux comme tout pour le passant rêveur, alors nous on s'amène avec de longues perches d'échafaudage et on les pousse préventivement par terre. Boulot très spectaculaire, ça fascine les mômes du coin, nos deux croûtons les maintiennent à distance, « Weiter, Kinder! Weg bleiben! », les mômes hurlent de joie quand le mur s'écroule et que le sol sursaute dans un formidable nuage de poussière. Pendant ce temps-là, ils ne pensent pas à leur Mutti' écrabouillée, à leur Vatti criblé de petits trous ronds. Heureux âge.

Oui, mais nous, on aimerait mieux aller piocher les décombres frais sous lesquels dorment les cadavres de la nuit. C'est un boulot dangereux, il y a des tas de bombes à la con qui oublient d'exploser quand c'est le moment et qui n'attendent que ton coup de pioche pour se rattraper. Et puis, ces connards d'Angliches balancent maintenant des saloperies à retardement réglées pour péter des fois vingt-quatre heures plus tard... Mais c'est là qu'on a quelque chance de tomber sur un pain presque entier, sur un bout de lard, sur une mine de patates, peut-être même sur une boîte de singe, si t'as vraiment du pot. Les conserves, ça résiste absolument à tout, juste un peu cabossées, une belle invention. Mais faut faire gaffe. La famille anxieuse suit tes gestes, il traîne des mecs à brassard, des schupos, des petits cons de la Hitlerjugend trop contents de te dénoncer. N'avoir dans l'idée que de faucher de la bouffe, au milieu de tout ce deuil, faut être un beau dégueulasse, non ? Ça peut te conduire tout droit à Moabit, la vieille prison où les pilleurs sont décapités à la hache, pas moins. Alors on fait mine de rien, quand on repère un truc qui se mange on jette un œil à droite et à gauche voir si personne l'a vu, on le pousse de côté, du bout de la pelle, on le recouvre discrètement de quelques gravats, on se le balise au moyen d'un indice quelconque, on photographie bien le coin dans sa tête et on continue à piocher.