Je lui pose ses carreaux, mais j'ai trop faim, merde, je flageole, la tête me tourne, j'en casse la moitié. Et puis d'abord, ils n'ont qu'un trop gros marteau, ces intellectuels. La Branlette dort debout, comme toujours, ses yeux bordés de jambon clignotent au fond de ses noires orbites. Ça fait quatre fois qu'il va aux chiottes. Où trouve-t-il tout ce foutre, bon Dieu ? J'aurais même pas la force de me déboutonner, moi. Je ramasse les bouts de verre sur le balcon, il y en a un sacré tas, Monsieur et Madame ont l'air navré, Monsieur avait calculé juste la surface de vitre qui manquait, ils restent avec plein de fenêtres aveuglées au contre-plaqué, évidemment ça fait désordre. Et dis donc, pendant que je suis penché avec la balayette, voilà que Madame s'accroupit pour m'aider, s'accroupit de telle façon que mes yeux ne peuvent pas ne pas plonger entre ses genoux, qu'elle a ronds et blancs. Et écartés. Rien n'arrête l'œil, pas même l'ultime lingerie, elle n'en porte pas, et il plonge, l'œil, jusqu'au1 plus secret de la chose secrète! J'ai jamais vu ça. Pas la chose, je veux dire, la manière. Je lève le nez. La dame me regarde bien droit en face. Je suis rouge, les joues me brûlent. Pas elle. Monsieur est debout, elle s'appuie à sa jambe. Affectueusement, dirais-je. Ça, alors !
Il y a sûrement quelque chose que je suis censé faire, un message à déchiffrer, je sais pas, mais bon, j'ai rien compris. Ou peut-être qu'elle est contente comme ça? Que ça l'excite? Ou que ça excite son Jules? Je le saurai jamais.
Et bon, on a fini. On récupère Viktor, remonté de sa cave, qui fait la causette à Nadiejda dans la cuisine. Il fait semblant de vouloir la Violer, elle a peur, il rit comme une jument. Savoir s'il fait si semblant que ça... Viktor ne peut pas saquer les Ruskoffs. La plupart des Polaks ne peuvent pas, mais lui, en plus, il est fou. Il fait des conneries de gros fou con, de gros fou polak de la campagne polaque. Et il est fort comme le cheval de la jument dé tout à l'heure. Une bête. Sauf que les bêtes n'ont pas ces yeux de fou. Il s'est tapé deux mois d'Arbeitslag, il en est pas crevé, pas tout à fait. Son père l'avait dénoncé. Il avait fauché des abricots sur l'abricotier personnel du président-directeur général de la Graetz A.G., l'actuel rejeton régnant de la dynastie Graetz, j'étais avec lui, on bossait tous les deux à des boulots de gros ploucs cons dans la cour de l'usine, on se coltinait des ferrailles, l'abricotier passait une branche par-dessus le mur, on est grimpés dedans, on s'est empiffrés d'abricots pas mûrs, j'en ai ramené dans ma chemise pour Maria, Viktor en a ramené pour Viktor. Son père couchait dans le châlit au-dessous du sien, il a dit Viktor, qu'est-ce que tu bouffes, enfant de putain, file-m'en. Viktor a dit tiens, fume, et il a ri son rire de jument, et il a tout bouffé, et il a eu la chiasse. Le vieux a été trouver le Werkschutz, le surveillant, il a dénoncé Viktor, la Gestapo est venue chercher Viktor et l'a collé en Arbeitslag pour un mois. Quand il en est revenu, son premier soin a été de casser la gueule à son père, bien à fond, tout flageolant qu'il était, s'il a pas tué le vieux c'est que les Werkschutz le lui ont arraché des pattes. Il est reparti pour l'Arbeitslag. Il n'a jamais dit que j'étais avec lui. Pour des abricots, et même pas mûrs, merde !
Je lui dis Viktor, t'es bourré, du bist besoffen, du Schwein Polak voiler Scheisse! Viktor me gueule nix trinken, cave de merde, seulement charbon de merde, tu vois cette conasse, moi foutre elle bite dans le cul, Pfeife in Arschloch, tak, v doupou, moï khouil y jopou tvoyou, razoumich, ty kourrva rousskaïa ?
Nous revoilà à l'àir libre, dans la bonne vieille odeur de plâtras et de brûlé. Je soupèse le sac de Pépère. Il y a quelques briquettes de tourbe dedans, enveloppées de chiffons pour étouffer les angles vifs. « Du, Kohlenklau! » je lui dis, en me marrant, et je lui montre, sur un trognon de muraille, la célèbre affiche du Kohlenklau, le voleur de charbon, une sinistre silhouette qui vole l'énergie du Reich chaque fois que tu oublies de fermer l'interrupteur, œuvre d'un artiste des services de je ne sais quel ministère à je ne sais quelle économie de guerre de merde24. Pépère me cligne de l'œil. En somme, si on était vaches, on pourrait l'envoyer vite fait à Moabit, nous autres, le vieux Pépère. Et aussi son copain Mémère. On a barre sur eux, quoi, à bien regarder les choses. Tout ce que je pourrais faire, si j'étais un peu vicelard... Bof.
Viktor s'arrête pile. Il gueule :
« Chef! Hunger! Nix essen, nix arbeit. »
*
Faim, patron ! Pas manger, pas travail.
J'allais justement le dire. Pépère a compris. Les lendemains de grands bombardements sur le quartier, en général, il y a distribution de soupe pour les sinistrés de la nuit. On a repéré quelques trucs comme ça. On est dans le quartier de Wilmersdorf. Direction : la mairie de Wilmersdorf. Au passage, je ramasse une pelle de terrassier que je me colle sur l'épaule, Viktor et La Branlette trouvent une vague planche qu'ils portent à deux.
Comme prévu, devant le Rathaus Wilmersdorf il y a des tréteaux, des planches dessus, des marmites fumantes, des dames bienfaisantes qui distribuent la soupe et des gens tristes qui font la queue, cuvette-écuelle sous le bras. Nous nous mettons à la suite, sans nous séparer de nos ostensibles accessoires. Ils proclament que nous œuvrons pour soulager ces détresses, faudrait être fumier pour nous refuser une louchée de soupe.
En principe, on touche la soupe une fois par jour, le soir, au camp. A mesure que les terres fertiles, les BeauceP les Brie, les Ukraine, échappaient aux troupes du Reich, la soupe s'est faite de plus en plus claire. Elle est maintenant constituée d'eau chaude, très chaude, de ce côté-là rien à dire, piquetée de quelques grains d'une espèce de semoule et colorée au Kub. Deux fois la semaine, elle est remplacée par trois petites patates grincheuses, gelées l'hiver, pourries l'été, bouillies avec la peau. Le reste des rations, nous le touchons une fois par semaine : un pain et demi, trois centimètres de saucisson à l'ail sans ail (l'Allemand a horreur de l'ail), cinquante grammes de margarine, vingt-cinq grammes de beurre, une cuillère de fromage blanc, deux cuillerées à café de sucre en poudre, une cuillerée de confiture rouge vif, chimique à hurler, qui d'ailleurs, loyale, ne prétend évoquer aucun fruit connu, et dont je raffole. On chuchote que les autorités du camp et, hiérarchiquement, tout le menu personnel allemand, se sucrent au passage sur nos rations. C'est tout à fait vraisemblable. Le contraire me surprendrait violemment. Mon cynisme est à la hauteur de ma récente connaissance de l'humaine nature.
La soupe des sinistrés est une aubaine. Elle sent bon. Elle est épaisse, elle a une riche couleur beige, il y nage des gros bouts de patates épluchées et des nouilles, plein de nouilles, de ces nouilles allemandes très, molles, très cuites, délicieuses. Et même des bribes de viande, va savoir quelle viande, du cochon, du veau, de la viande, quoi, qui fait des fils et se prend dans tes dents, comme au bon vieux temps.
Je m'accroupis dans un coin, à l'écart, je veux déguster ma soupe tout seul, tête à tête avec mon estomac. C'est bon, c'est bon! La cuvette est pleine à ras-bord, la bonne femme qui m'a servi ressemble à ma tante Marie, la sœur de Papa, elle m'a cligné de l'œil et m'en a collé une bonne louchée de plus.
Je pose ma cuillère, j'ai le bide plein à péter, je suis heureux, heureux...
Un type s'assoit près de moi. C'est un Russe, un paysan. Il porte une casquette en tissu à carreaux, genre casquette de voyou, mais lui il se l'enfonce jusqu'aux yeux, la tête ronde remplissant bien la coiffe, le bouton-pression déboutonné, ça lui rabat les oreilles à droite et à gauche, la visière, taillée carrée, se projette droit à l'horizontale. C'est un élégant. Les autres portent la traditionnelle casquette noire, style marinier. Sous un veston râpé, plein de taches, il porte la roubachka russe. Le cul par terre, appuyé au mur, il tire de sa poche une cigarette, la casse en deux, remet une moitié dans sa poche avec des précautions d'amoureux, dépiaute l'autre moitié, la roule dans un morceau de Signal, c'est un magazine de photos, du papier râpeux, épais comme du carton. Il allume son clope, tire la première exquise bouffée, se la déguste longuement, souffle la fumée comme on soupire. Il est là, il rêvasse, les yeux accrochés à ses bottes rafistolées. Je voudrais être capable de ça, de me déconnecter comme ça. Tout son corps est détendu, comme un chiffon, comme un chien affalé au soleil. Moi, faut toujours que je bricole, que je combine des trucs dans ma tête, des trucs excitants. Et voilà qu'il se met à chanter, tout doucement, tout doucement, sans paroles, juste un bourdonnement pour lui tout seul, pour bercer son rêve. Et c'est Katioucha.