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Katioucha. L'air qui règne sur toute cette guerre. Rien qu'une petite chanson bien cucul, bien convenable, sentimentalo-patriotique, sans doute fabriquée sur commande pour les exigences du temps par un poète officiel pour le moins académicien d'une académie d'entre leurs académies de l'U.R.S.S. Ce que Lili Marleen est aux Chleuhs, Katioucha l'est aux Ruskoffs. Mais Lili Marleen est poignant, désespéré, cafardeux d'un cafard envoûtant et morbide, Lili Marleen pue la guerre d'avance perdue, le désespoir désiré, Lili Marleen est subtilement décadent, vénéneux comme un opium, défaitiste par son flou même, je parle surtout de la musique. La voix de Laie Andersson, lasse, blasée, savamment niaise, voix de gentille pisseuse mal mûrie, te fout envie de chialer, doucement, sans savoir pourquoi, parce que tout passe et que rien ne vaut la peine- Comment les gars de Goebbels ne se sont-ils pas rendu compte de ça? En tout cas, succès foudroyant. Depuis cinq ans Lili Marleen traîne ses nostalgies débilitantes de Norvège en Sahara, de Brest à Stalingrad. Je dirai pas que c'est à cause de ça que les Chleuhs prennent la piquette, mais je peux pas m'empêcher de penser que ça a dû aider.

Katioucha, la Madelon des Russkoffs, c'est juste le contraire. Ça traîne pas la patte. C'est pimpant, optimiste, concon, bonnes joues, sans problème. Et charmant. Et russe. Surtout russe. Formidablement russe. Il faut avoir entendu cinquante voix sauvagement belles se soûler jusqu'aux larmes, jusqu'à la pâmoison, en faisant des variations sur Katioucha... Les Russes chantent comme on-fait l'amour. Comme on devrait faire l'amour : plus loin que l'orgasme, jusqu'à l'extase.

Ce moujik fredonne Katioucha, tout bas mais de toute son âme. Il se bourdonne ça pour lui tout seul, s'offre un concert, cherche des modulations, attentif, tout content quand il s'est tricoté un petit truc réussi. Tire sur son clope, de loin en loin, à l'économie, l'œil toujours perdu sur ses pinceaux rapiécés. Balance la tête, à peine à peine. Il se soûle gentiment la gueule, comme ça, d'une chanson. Et alors, j'en meurs d'envie, j'ose pas, et puis c'est plus fort que moi, je me risque, je me faufile dans sa fête intime. Je bourdonne avec lui — oh! bien modestement à la tierce — , je colle bien à lui, je fais gaffe pas me gourer pas détonner,.pauvre con de Français sans oreille je suis, et lui, comme si de rien, mais je sens qu'il est d'accord, qu'il m'accepte, et c'est très chouette, j'en tremble de bonheur25.

Quand, par les nuits d'été, les huit cents filles russes, de l'autre côté de la palissade, chantent toutes ensemble, ça arrive, toutes ensemble sous les étoiles, merde, des chants furieux et doux, grands comme des Niagaras, quand ton cœur est trop gros pour ta poitrine et que tu crois crever de trop beau, alors les Français commencent à gueuler :

« C'est fini, oui ou merde? Eh, nous on bosse, nous demain ! Salopes de merde ! Poufiasses ! Sauvages ! Mais qu'est-ce qu'elles ont dans le cul, merde? Roupillent jamais, c'te race-là? Vos gueules, bordel! »

Et leur balancent des cailloux sur le toit des baraques. Dernière trouvaille : devant chaque piaule se trouve un seau de sable ainsi qu'un baquet d'eau avec une pompe à main, en cas d'incendie. Ils s'amènent derrière la palissade avec le baquet d'eau, ils pompent par-dessus des jets pour arroser les filles. Elles ne voient pas la méchanceté, croient à une amicale plaisanterie, se bousculent en riant pour profiter de la douche, les Russes adorent se balancer des seaux d'eau enpleine figure, l'été. Et chantent de plus belle.

 

*

 

La peau du ventre bien tendue, on se remet en route pour notre chantier de tristesse. Ça se trouve vers là Uhlandstrasse, par là, pour autant qu'on puisse se repérer dans ce Sahara de décombres. Et je l'ai en pleine gueule.

Ils ont planté quatre bouts de chevrons dans les gravats. Ils y ont attaché trois filles et un type. Des Russes. Ils leur ont collé à chacun une balle dans la nuque. Leurs têtes cassées pendent sur leurs poitrines. Paquets de caillots noirs, de cervelle rose, de bouts d'os blancs, de cheveux collés. Le sang a pissé stalagtites sur les genoux pliés. Ils penchent en avant, sciés par les ficelles qui les retiennent aux poteaux. Les justiciers ont accroché au cou du type une pancarte qui lui barre la poitrine :

 

PLUNDERER WERDEN ABGESCHOSSEN !

 

« Les pillards seront abattus. »

Deux grands gros quinquagénaires moutarde à brassard et à képi mou de S.A. se tiennent à droite et à gauche, jambes écartées, mains au ceinturon. Pétard au côté. Jugulaire au menton. Brioche arrogante. Sales vieux cons. On est là, verdâtres, on voudrait n'avoir pas vu, mais rien à faire, ça y est, t'as vu, t'as vu pour l'éternité. Les deux grosses vaches se veulent impassibles comme les S.S. d'élite qui montent la garde d'honneur au Soldat inconnu, mais c'est plus fort qu'eux, la joie mauvaise leur sort par tous les trous, qu'est-ce qu'ils sont contents qu'on voie ça, nous!

Je demande :

« Qu'est-ce qu'ils ont fait? »

Le gros con de droite condescend, de haut en bas, rictus satisfait :

« Ils ont pillé, voilà ce qu'ils ont fait. Ils ont volé les morts. Gross Filou, meuzieur. Aile Filou abgeschossen ! Pan, pan ! Ja, ja, meuzieur ! »

J'en avais déjà vu, une fois, de loin, mais ceux-là étaient pendus. Un madrier entre deux arbres, trois cordes, trois pancartes. Les pendus tournaient sur eux- mêmes, on avait du mal à lire. On n'a pas toujours d'arbre sous la main, par les temps qui courent. Ou peut-être qu'ils trouvent que la balle dans la nuque c'est plus expressif, comme mise en scène.

Pépère nous presse, los, los. Il aime mieux ne pas trop traîner par ici, avec ses trois briquettes qui tirent son sac à dos vers le bas. On s'en va. On marche en silence. Au bout d'un moment, René la Feignasse dit « Ben, merde... »

Ronsin, le prisonnier « transformé », deux fois évadé, deux fois repris, maintenant « libéré » comme tous les prisonniers, c'est-à-dire du jour au lendemain décrété libre, donc civil, donc automatiquement requis pour le S.T.O., balancé dans un camp de S.T.O. et privé de tous les avantages de l'état honorable de prisonnier de guerre, ricane :

« Vous en faites, des gueules ! A Ravarousska26, c'était tous les jours. Tous les jours. Moi, j'y ai échappé de justesse. Je suis blindé. Faut pas vous laisser abattre, les mecs ! On les aura ! On les encule ! »

Et il se met à brailler, sur l'air de la fameuse chanson des Bat' d'Af' pour fins de noces et banquets :