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Une accalmie. Des coups à la porte. Des cris furieux. René la Feignasse frotte une allumette. Pépère essaie d'ouvrir la porte. Elle est faussée. On s'y met à trois, on la décoince, un type surgit, comme un diable noir, dans un ouragan de fumée noire. Le monde extérieur n'est que fumée noire, et qui pue. On tousse. Le type a des yeux de fou. Il gueule :

« La maison brûle! Tout le quartier brûle! Ailes kaputt ! Ailes ! Uberall ! C'est la seule maison pas encore toute brûlée! Ma maison! Aidez-moi! Qui veut m'aider? »

Juste là, ça se remet à tomber. La porte m'est arrachée des mains, des morceaux de voûte nous tombent dessus, mais l'ensemble tient le coup. La vague passe. On se regarde, pas chauds. Paulot Picamilh hurle : « Moi, j'en ai marre, de ce trou à la con ! N'importe quoi, mais je veux pas crever là-dessous ! » Il dit au propriétaire : « Ich Komme mit !

— Ich auch! » je dis. Et on sort derrière lui. « Allez faire les cons tant que vous voudrez, mais fermez la porte, merde ! »

Ça, c'est Ronsin. On l'entend qui essaie de recoincer la porte de tôle dans son chambranle tordu, en jurant hystéro.

L'escalier de la cave est à demi comblé par les gravats. Plus on monte, plus ça pue. On grimpe quatre à quatre jusqu'aux combles. La charpente flambe. Par les trous du toit, un ciel de fin du monde. Rouge et noir. L'incendie ronfle et craque, les bombardiers invisibles continuent à rôder, placides comme un plouc qui laboure son champ. Ils bourdonnent leur énorme, terrible bourdonnement. La Flak aboie et rage. Au loin, les bombes martèlent. Ils s'attaquent à un autre quartier, là-bas vers l'est... Vers l'est! Là, j'ai la trouille, la vraie. Les tripes soudain aspirées, plaquées aux poumons. Maria! Elle est là-dessous, elle aussi! Et si j'allais ne plus la retrouver? Elle est peut-être déjà en bouillie, mêlée à des briques, à des bouts de planches... Je panique. J'avais jamais senti comme ça à quel point c'était possible. Que brusquement elle n'existe plus. Que j'arrive, comme un con, que je coure, comme je cours à elle, et rien : il n'y aurait plus de Maria ! Il n'y en aurait jamais eu. Il n'y aurait que l'espace où devrait se trouver Maria. Et où elle ne serait pas. Elle ne serait que dans ma tête, un souvenir... Non, merde, non ! Ça ne se peut pas ! Elle existe. Maria, je l'ai vue, je l'ai serrée dans mes bras, encore hier soir! Elle est là-bas, elle a peur, comme moi, pour moi, elle bouffe de la fumée, elle mâche des plâtras, elle a la figure barbouillée de larmes, de morve et de suie, elle pense à comment elle va me raconter ça, ce soir, et puis tout à coup elle se dit que je suis peut-être mort, qu'il est possible que je sois mort, très probable, même, oh, merde, non, Maria, je suis là, je suis là, j'ai peur, sois là, Maria, j'arrive, la guerre nous a amenés l'un à l'autre, la guerre est notre amie, elle ne peut pas nous tuer, pas l'un sans l'autre, pas l'un sans l'autre !

Je demande à Paulot :

« Tu crois qu'ils auront dégusté, à Baumschulenweg ? Et à Treptow ?

— Ça se pourrait bien. Ils mettent vachement le paquet, aujourd'hui. »

Il faut bien que je me contente de ça.

Le bonhomme nous tend des seaux. La citerne réglementaire est pleine d'eau. On mouille des chiffons qu'on se noue sur la figure. On court comme des dingues avec nos seaux, on se cogne, on n'y voit que dalle, des larmes nous brouillent tout, heureusement La Feignasse et Pépère nous rejoignent, et là ça va mieux, on fait la chaîne, les seaux volent de main en main, on finit, mais oui, on finit par avoir raison de toutes ces putains de flammes !

Le propriétaire nous fait signe que c'est pas tout. Il ouvre une porte. Elle donne sur une terrasse goudronnée. Des crayons incendiaires ont mis le feu au goudron, ça brûle avec une épouvante fumée jaune cotonneuse. Bon, puisqu'on a commencé... Le bac de sable (réglementaire!) est approvisionné. Natürlich. On se rue avec nos pelles, avec nos seaux, on se retient de respirer, on jette le sable sur la flamme, on piétine pour l'étaler, on court en rechercher, en respirant un grand coup à travers le chiffon. On finit par baiser cette saleté-là aussi. Le vieux pleure de joie.

De là-haut, aussi loin que je puisse voir, tout ce qui n'est pas aplati à ras de chaussée flambe. L'incendie dévore ce qui reste de cet îlot tout à l'heure encore épargné. L'immeuble que nous venons de sauver est séparé des autres par des jardins. Il a sa chance, si seulement le vieux monte la garde sur son toit, avec ses petits seaux et sa petite pelle, tant que voltigera une flammèche. Jusqu'à la prochaine fois...

Pépère demande au bonhomme de lui signer un papier comme quoi lui et son équipe ont travaillé pour lui. Pépère doit rendre compte. Le vieux nous emmène dans son appartement, il nous verse un coup de Schnapps et signe tout ce qu'on veut. Dans son allégresse, il rédige spontanément une attestation enthousiaste comme quoi les Franzosen tel et tel et tel ont, au péril de leur vie, sous un bombardement terrible, tel jour à telle heure, activement contribué à sauver des vies allemandes et des biens allemands.

Paulot empoche le papier et dit :

« Ça peut toujours servir. »

Une sirène, très loin, sonne la fin de l'alerte. Sans doute celles du coin ont-elles été détruites. Nous revoilà dehors. Le bourdonnement d'enfer s'est tu. On n'entend plus qu'un ronflement-pétillement continu, puissant, égal, le grand bruit tranquille d'une ville qui brûle.

Au loin, très loin, les pompiers. Que voulez-vous que fassent les pompiers quand cent mille maisons flambent? De temps en temps, une explosion secoue le décor. Bombe à retardement. Quelle ingéniosité ! Comme ils doivent s'amuser, les inventeurs qui inventent ça ! Les aviateurs qui règlent la pendule du machin en pensant à la gueule du type qui se croyait tiré d'affaire! Et les torpilles verticales, c'est pas beau, ça? Ça te traverse une maison du haut en bas, c'est réglé pour n'exploser qu'après un certain nombre d'impacts, ça perce tous les planchers, ça pète seulement dans la cave. Une grosse bouffée de poussière fuse par les soupiraux, à l'horizontale. L'immeuble descend sur lui- même, se met à genoux, s'émiette en un tas bien propre, sans une bavure, ensevelissant sa cave-abri aux murs tartinés de bouillie humaine bien rouge...

Il va falloir rentrer à pied. Pas de S-Bahn, pas de métro, pas de tram : pas de courant. Quinze kilomètres jusqu'à Baumschulenweg. Pépère consulte sa montre. Il dit, sans rire :