« Mais de quoi il est mort ? Il était pas malade... » Tonton découvre soudain l'ampleur des conséquences. Il dit à Pépère, tout excité :
« Alors, fini la guerre? Krigue fertiche? Fini les bombes ? Retour Pariss ? »
Pépère pas savoir, Pépère répéter ce que Kamerad dire à lui, Pépère emmerdé avoir trop causé, Pépère et sa foutue grande gueule...
On n'en tirera rien de plus. Tout en travaillant à réparer avec nos ongles les dégâts faits par quelques millions de tonnes de bombes américaines et britanniques de la meilleure qualité, on s'excite l'imagination sur la conjecture.
« Même si Chariot est mort, ça veut pas dire forcément la fin de la merde. C'est Goering qui prend la suite, automatique, et j'ai pas l'impression que ce gros con soit plus sentimental que l'autre gugusse. Et puis d'abord il est coincé dans le système, même s'il voulait arrêter il pourrait pas, il se ferait buter par les S.S... — Merde, n'empêche, ça en fait déjà un de moins ! Et le plus teigneux de tous ! Je voudrais bien savoir de quoi il est clamsé. Tu crois qu'il s'est fait descendre?
Par qui ? Tu vois d'ici un Chleuh descendre le Fiih- rer, toi ?
Peut-être qu'il a pris une bombe sur la gueule, après tout ?
Oh! dis, eh, pas de danger! Ces mecs-là, ça risque pas le bout du nez hors de leurs bunkers super-secrets. Oh ! pis, merde, on verra bien. Si ça se trouve, tout ça c'est rien que du courant d'air comme il y en a tant, vous excitez pas, les mecs, c'est pas encore demain que vous vous taperez un demi à la terrasse du Dupont-Bastille. »
C'est quand même curieux. On devrait voir des drapeaux en berne, des draperies noires avec des têtes de mort et des croix gammées d'argent, je sais pas, moi, entendre pleurer des trompettes et sangloter des trombones, enfin de ces choses tristes et grandioses qui se font quand meurt le Père de la patrie... Mais non. Au loin, sur les avenues, des bottes mâchent le pavé, des canons tressautent sur leurs pneus derrière leurs camions. C'est tout. Autour de nous, sur le champ de ruines, de vagues coups de pioche, quelques ordres placides.
Le soir descend. Pépère crie :
« Feierabend ! »
En route vers le S-Bahn Zoo. Tiens, les mitrailleuses au coin des rues ont disparu. Les canons et les blindés aussi. Les wagons sont bourrés de babas et de Franzosen harassés, d'Allemandes pâlichonnes, de mutilés de guerre, de vieillards récupérés au bord de la fosse. Seuls uniformes : des permissionnaires avec au bras la fiancée. Comme tous les jours. Rien de spécial sur les visages.
Au camp, personne n'a entendu parler de rien. J'épate bien ma baraque en leur annonçant la mort d'Adolf. On me prend bruyamment pour un con, ouah, dis, eh, ça se saurait! Pour les mitrailleuses aux carrefours, ça, oui, ils sont au courant, ils en ont vu à Treptow, mais pas de quoi s'affoler,, ça doit être des espèces de grandes manœuvres pour le cas où... Et bon, je ferme ma gueule, ils ont sûrement raison, et moi j'ai sommeil, moi.
C'est bien plus tard qu'on entendit parler de l'attentat du 20 juillet, de Hitler rescapé par miracle, du putsch presque réussi s'en était fallu d'un cheveu... Ainsi donc, tout ce jour-là, Berlin avait été aux mains des insurgés, les troupes qui montaient la garde aux carrefours et encerclaient les ministères étaient des troupes rebelles, leurs canons étaient dirigés contre les S.S.! Et nous, nous n'avions rien vu, rien compris... Comme Julien Sorel à la bataille de Waterloo... L'Histoire, si t'es pas un spécialiste, elle te passe au-dessus de la tête.
LA GRANDE PLAINE DE L'EST EUROPÉEN
FÉVRIER 45. Pour se réchauffer, on se répète que les Russes campent sur l'Oder. Qu'ils ont pris Kustrin, peut- être même Frankfurt. Que Stettin est assiégé. Si tout ça est vrai, ils sont à cinquante kilomètres de Berlin. Ils se regroupent avant la curée. On suppute, on essaie de faire la moyenne entre les bobards grisants et les communiqués officiels. Excités comme des poux! On met bout à bout toutes nos bribes d'allemand, toute la science de la chambrée, pour décrypter les filandreux comptes rendus du Berliner Tageblatt. On affûte notre sens critique de petits Français à qui faut pas la faire pour tâcher de lire entre les lignes.
« Das Oberkommando der Wehrmacht gibt bekannt... » Depuis deux ans, l'Oberkommando de la Wehrmacht communique toujours la même chose : en certains points du front, les invincibles armées du Reich se replient triomphalement sur des positions situées très légèrement en arrière par rapport à celles qu'elles occupaient hier. Ces nouvelles positions sont infiniment mieux conformées pour faire le plus de mal possible à l'ennemi. Notre foudroyante manœuvre de décrochage a déconcerté l'ennemi, lequel fonce tête baissée comme un gros con épais dans le piège diabolique et vient s'enferrer exactement à bonne portée de la contre-attaque préparée par les stratèges de la Wehrmacht suivant les directives personnelles du Fuhrer... » Ça me rappelle des choses. Des « routes du fer » définitivement coupées alors que les blindés allemands fonçaient à travers la Belgique. D'insolentes affiches « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ! » alors qu'« ils » étaient aux portes de Paris...
Les commentaires des correspondants de guerre viennent étoffer un peu la sécheresse toute militaire du communiqué quotidien en décrivant la stupidité moutonnière des moujiks au regard de zombie qui manient leur fusil comme une massue, le tiennent par le canon et cognent avec la crosse, se font tuer comme à l'abattoir, courent au-devant des mitrailleuses en criant « Gourré! » (Hourra!), crèvent en telle quantité qu'ils sont obligés d'emporter des échelles avec eux pour passer par-dessus les monceaux de cadavres, encerclent stupidement les corps d'armée du Reich, font des prisonniers par centaines de mille à la fois, prennent les, villes les unes après les autres sans réfléchir, les pauvres niais, sans songer un instant qu'ils se jettent dans la gueule du loup! Naturellement, ces sous-hommes imbibés de mauvais alcool commettent sur les populations des atrocités ingénieuses que jamais aucun soldat au monde n'a commises, et surtout jamais aucun soldat allemand. Oh! mais, ils le paieront cher! La magnifique victoire que constitue la retraite élastique parfaitement réussie de la Wehrmacht remplit avec l'exacte perfection voulue par le Haut-Commandement que dirige le Fiihrer et avec une précision dans le temps qui fait l'admiration des connaisseurs le double objectif à elle assigné, à savoir : premièrement de faire éclater par l'exemple même à la face du monde civilisé la barbarie inouïe du judéo-bolchevisme et l'état de dégénérescence répugnant des peuplades slaves, deuxièmement de donner aux armes fantastiques. nées des super-cerveaux allemands le temps d'être opérationnelles.
Ces armes d'apocalypse vont entrer incessamment en action, on attend seulement le vrai bon moment de l'effet maximum, ce sera grandiose, New York, Londres et Moscou détruits en une seule fois, à distance, l'Armée Rouge tout entière soudée en une seule flaque de caramel brûlé... Le journal parle à mots couverts (secret militaire !) de rayon de la mort, d'ultrasons indécelables qui liquéfient le cerveau et font tomber l'acier en miettes, de champs de force électromagnétiques qui stoppent les moteurs des avions en plein vol et les font tomber comme des pierres, de tremblements de terre et de raz de marée artificiels capables d'engloutir un continent, de gaz qui rendent l'ennemi peureux, le font pleurer comme un enfant et réclamer sa maman, d'autres gaz qui paralysent, de microbes spécialement dressés pour ne mordre que l'ennemi... La science allemande national-socialiste est la plus forte du monde. C'est parce qu'elle est animée par un idéal. Elle attend son heure. Celle-ci sera terrible.
« Que nos ennemis bombardent donc nos villes, a ricané le Fuhrer devant le micro, ça nous fera du travail en moins ! De toute façon, nous avions l'intention de jeter à bas ces vieilles villes crasseuses suant l'esthétique judéo-ploutocratique petite-bourgeoise pour ériger sur leurs emplacements, les vertigineuses réalisations de l'architecture nouvelle, pur produit du génie créateur de la race allemande régénérée par le • national- socialisme. »