Les Allemands, gravement, passionnément, discutent ces perspectives grandioses. Ça aide à supporter. Car, à leur tour, ils font connaissance avec la faim. La trouille, ils ne l'ont pas encore. Pas vraiment. Le Fuhrer les a habitués aux miracles, ils attendent le miracle. Même les gigantesques affiches rouges et noires qui, partout, sur fond de flammes dévorantes, hurlent SIEG ODER BOLSCHEWISTICHES CHAOS! (La victoire ou le chaos bolchevique!) n'arrivent pas à leur faire prendre pleinement conscience des réalités. Au lendemain des bombardements tout spécialement sévères, la radio annonce aux Berlinois le déblocage d'une ration exceptionnelle de cigarettes, ou de cent cinquante grammes de saucisson ou de cinquante grammes de vrai café (« Bohnenkaffee ») ou d'un demi-litre de Schnapps. Je suppose qu'il existe quelque part une administration qui calcule ça, avec barèmes, tarifs, équivalences : vingt mille morts égalent dix cigarettes, par exemple. Sinon, le moral craque. Combien dites-vous, cette nuit? Neuf mille neuf cent cinquante morts? Ah! non, je regrette, au-dessous des dix mille, pas de cadeau. Et bon, faut croire que ça marche, puisque ça marche.
L'hiver 44-45 a été d'une férocité sauvage. Le thermomètre restait bloqué à moins vingt, descendait parfois à moins trente. Dans le camp, la ration de charbon a été réduite à trois briquettes de tourbe — ein, zwei, drei, los ! — par baraque et par jour. Nous complétons, en allant faucher du bois dans le tas de décombres que sont devenus les immeubles ouvriers jouxtant le camp. Rabotés à ras de terre en une seule nuit par des torpilles de quatre tonnes (quatre tonnes, c'est ce qu'affirment les prisonniers, les choses militaires sont leur spécialité.) Enfin, bon, les gravats sont hérissés de bouts de bois de toute sorte, solives, parquets, portes, meubles, on organise des expéditions la nuit, on fait la chaîne, on a bricolé un trou invisible dans la palissade, on a la trouille au cul, PLUNDERER WERDEN ABGESCHOSSEN, l'écriteau sinistre luit au clair de lune, crever pour des bouts de bois, merde, mais les gros cons à brassards ne se gèlent pas les couilles la nuit, pas de danger, et quant aux petits merdeux fayots de la Hitlerjugend, s'il s'en amène un ou deux on leur fera leur fête ni vu ni connu, et va donc raconter ça à tonton Adolf, graine de vipère! On planque le bois volé sous les paillasses, on entretient un feu d'enfer, le poêle est rouge sombre, des étincelles sortent par la cheminée, le Lagerfuhrer doit avoir d'autres soucis, faut croire.
Les queues ont fait leur apparition. « Bien fait pour leurs gueules! C'est' bien leur tour! » ricanent les copains. Ils en ont, de la chance, d'avoir ce sens du talion! Ça doit aider, je suppose. Moi, que les estomacs chleuhs pâtissent, ça ne remplit pas le mien. Voir crouler les villes allemandes, pleurer les mères allemandes et se traîner entre deux béquilles les mutilés de guerre allemands ne me console pas des villes françaises en ruines, des mères françaises en larmes et des Français hachés par la mitraille, bien au contraire. Toute ville qu'on tue est ma ville, toute chair qu'on torture est ma chair, toute mère qui hurle sur un cadavre est ma mère. Un mort ne console pas d'un mort, un crime ne paie pas un crime. Sales cons qui avez besoin qu'il existe des salauds pour pouvoir être salauds en toute bonne conscience... Mais je me répète, je crois.
Les gens dans les queues ont des- gueules vertes, des yeux bordés de rouge au fond de gouffres d'ombre. Les bombes tombent, et tombent, jour et nuit, à n'importe quelle heure, quel que soit le temps. Les sirènes ululent à contretemps, les alertes se chevauchent et se bousculent, le commencement de la suivante sonne avant la fin de la précédente, les tas de gravats tressautent sur place, il n'y a plus rien à démolir, rien que de la brique pilée à éparpiller, le paysage est nivelé, simplement les cratères changent de place.
La France est perdue, l'Ukraine est perdue, l'Italie, la Pologne, la Biélorussie, les Balkans sont perdus, les riches plaines à blé, les gras pâturages, les mines de fer et de charbon, les puits de pétrole sont perdus... Naturellement, quand l'Allemand jeûne, nous, on grimpe aux murs ! Nous sommes réduits à une soupe par jour. Les colis des familles, depuis longtemps déjà réduits à quatre par an afin dë ne pas encombrer le peu de wagons restant au Reich, ont complètement disparu à l'été 44, quand les Ricains eurent débarqué en France.
Plus de lettres, non plus. Ce qui se passe en France, on n'en a des aperçus qu'à travers Le Pont, journal imprimé à notre intention, qui nous décrit notre malheureux pays baignant — provisoirement, espère ardemment Le Pont! — dans le sang répandu à flots par les communistes déchaînés et par leur piteux otage, le fantoche traître félon ex-général de Gaulle. Les terroristes et les maquereaux surgis des maquis où les contraignait à se cacher la force tranquille de l'ordre allemand national-socialiste assassinent, incendient, violent, pillent, tondent les cheveux des femmes les plus respectables. Les nègres américains saouls et drogués ont fait de Paris un Chicago sans loi. Les juifs, rentrés dans le sillage des brutes yankees, tiennent avec arrogance le haut du pavé, régnent sur le marché noir et la politique, se vengent atrocemént de tous ceux qui se conduisirent pendant quatre ans en vrais Français patriotes conscients et responsables...
Ça nous fait marrer. On sait vaguement que Pétain et sa clique se sont sauvés en Allemagne, dans un bled nommé Sigmaringen, va savoir où ça se trouve. C'est eux notre gouvernement légal, il y a des ministres de ceci et de cela, de l'Intérieur, de l'Extérieur, des Colonies... Ils parlent de reconquête du sol national, rien n'est joué, l'Allemagne a perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre... Guignols !
Oui, mais on raconte que Paris n'est plus que ruines, que les bombardements ricains ont tout bousillé, que les Chleuhs se sont battus maison à maison, qu'avant de partir ils ont foutu le feu partout et que, pour finir, les communistes, excités par les juifs, ont fusillé les parents des S.T.O. T'as beau te dire que c'est de la propagande grosse comme le gros cul de Goering, tu te demandes si tout au fond de l'exagération il n'y aurait pas un noyau de vérité et si tes vieux ne sont pas deux petites flaques noirâtres aplaties sous des tonnes de briques. C'est la forme la plus habituelle du corps humain, par les temps qui courent.
Les camps sont toujours là. Plus que jamais là. Un camp, c'est élastique. Une bombe sur un immeuble de brique, il y a du répondant, ça vole en éclats, c'est l'avalanche. Une bombe au milieu d'un camp, les baraques se couchent sur le côté, il suffit de les redresser. Le camp de Baumschulenweg a été trois fois jeté à bas et remis sur pattes. Il est toujours debout. Alentour, il n'y a plus rien.
Bien sûr, il arrive que les camps brûlent. C'est même spécialement à cet usage qu'ont été conçus les crayons incendiaires et les bombes au phosphore. Trois jours après, le camp est de nouveau debout, et tout neuf. Et purgé de ses punaises.
Les punaises. Les millions de punaises. Les invincibles punaises. J'en avais jamais vu, avant. Elles s'entassent en amas serrés serrés dans les fissures du bois, dans les replis de ta paillasse en papier. Tu regardes : rien. Tu regardes mieux : juste une mince ligne noire, une ombre à peine plus marquée, sans épaisseur. Tu n'y crois pas. Tu glisses une lame de couteau. Horreur. Ça bouge. La chair de poule te grimpe le long du dos. Il y en a, dans une fissure de quelques centimètres de long, des dizaines, des centaines, aplaties, écrasées l'une sur l'autre, tu n'en vois que la tranche, et voilà que ça se met à courir, mollement, dégueulassement, papattes grêles, antennes frémissantes, lourds ventres mous pleins de ton sang qu'elles ont pompé dans la nuit et qu'elles digèrent, qu'elles transforment en flaques de merde goudronneuse... Lutter? Impossible. Au début, on a essayé. On sortait tout dehors, on brûlait tout ce qui pouvait brûler, on promenait des torches de papier dans toutes les fissures. Périodiquement, en rentrant du boulot, on trouvait les baraques bouclées, sans qu'on nous ait prévenus, les portes et les fenêtres obstruées par des bandes de papier collant. Une violente odeur de soufre t'arrachait les poumons, des fumerolles bleuâtres fusaient par les interstices du bois. Tu dormais dehors, s'il faisait beau. S'il pleuvait, tu dormais dehors. Ou dans la tranchée-abri, mais c'était interdit, ou dans les chiottes si tu arrivais assez tôt et si tu supportais l'odeur.