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Une autre terrible nuit. Cette fois, ce sont les maisons en face du camp qui flambent, les beaux immeubles bourgeois alignés sur l'autre trottoir de la Scheiblerstrasse. Toutes les maisons, sur toute la longueur de la rue, plusieurs centaines de mètres. A peu près épargnées jusqu'ici, elles y seront passées en une seule fois.
Il ne s'agit plus de baraques de sapin, mais de belles grosses lourdes maisons de sept étages, avec des reliefs en pierre sculptée, des ornements en céramique de couleur, des balcons en fer forgé. L'incendie dévore à plei- nés mâchoires, les vitres pètent, quand le feu atteint une cage d'escalier cela fait cheminée, une cheminée colossale, d'un seul coup les flammes jaillissent en gerbe du toit, les tuiles cascadent, le ronflement devient ouragan, on entend à l'intérieur les étages crouler sur eux-mêmes et s'écraser dans les caves.
Il doit se trouver des poètes pour trouver ça « sauvagement beau »... Je suis glacé. De peur. De dégoût. De rage. Les habitants de ces immeubles sont là, plantés sur le trottoir le long du camp, à regarder brûler leurs maisons. Hébétés. Nous regardons aussi, mêlés à eux. Cette fois, on ne nous a pas empêchés de sortir. Il ne manque pas de cons pour ricaner en douce. Bien fait pour leur gueule! L'ont bien cherché! Gningningnin... Et bon, on peut rien foutre, quoi. Que regarder. Un vieil homme-dit sans conviction que les pompiers vont arriver. Une jeune femme hausse les épaules. Les pompiers ! Combien de milliers de maisons sont-elles en train de flamber en ce moment même dans Berlin ?
Cette fois encore, nos baraques n'ont pas trop dérouillé : quelques crayons cracheurs de feu vite étouffés sous de frénétiques pelletées de sable. Nous rôdons autour des baraques pour déceler la braise qui couve en traître et écraser la flammèche en quête d'aventure.
Deux types surgis de je ne sais où s'amènent sur nous, des types à casquettes hors-bord, sanglés dans des uniformes, va savoir quels uniformes, ils en ont tant, et d'ailleurs je m'en fous. Ces deux mecs gueulent je ne sais quoi, ils ont l'air à cran, à leur place je serais pas content non plus, voir flamber sa ville sous son nez ça fait jamais plaisir.
Ma parole, mais c'est à nous qu'ils en ont ! Pas moyen de comprendre, l'incendie couvre tout, alors ils parlent avec les mains, poussent vers la porte du camp ceux qu'ils raflent en chemin. « Los! Los! » Ça, je l'entends quand même. Ils veulent qu'on rentre, c'est ça? C'est qui, ces grandes gueules? Des flics? Des S.S.? La Gestapo? Des sales cons, en tout cas, la main prompte à dégainer le pétard. Bon, bon, on y va. On y va, mais sans se presser. Ça se dandine au portillon. Des ricanants les regardent droit dans les yeux, au passage, bien leur montrer que plus ils en chient plus ça nous fait du bien. On gagne la guerre comme on peut. Moi, je vois pas l'intérêt d'aller tirer les moustaches au tigre, mais moi je suis un pacifiste, un dégonflé.
Les deux zigotos s'énervent, veulent hâter le mouvement. Comme je passe la porte, il m'arrive dans le dos un paquet de gars brutalement poussés. Je suis un dégonflé, mais un dégonflé violent. Je me retourne, prêt à cogner, juste derrière moi il y a mon copain Burger, un doux intellectuel à lunettes, brun, tout frisé. Il leur parle, aux deux terreurs, Burger. Il leur dit, posément, en bon allemand bien articulé :
« Enfin, quoi, ne poussez pas comme ça ! Nous sommes des hommes, pas des chiens. »
Qu'est-ce qu'ont bien pu comprendre ces abrutis? Les voilà qui tordent la gueule, révulsés de haine, qui empoignent aux épaules le gars Burger, qui lui crachent sous le nez :
« Was ? Was hast du gesagt ? »
Burger répète. Et se prend deux baffes sur la gueule. J'ai pas le temps de me rendre compte que le voilà soulevé de terre et embarqué par les deux connards qui lui bourrent la tête de coups de poing et le cul de coups de botte. On veut leur courir après, leur expliquer, il y a un malentendu, Burger est le gars le plus paisible du monde ! Nos Lagerfuhrer nous barrent le passage. « Ça suffit, rentrez, c'est rien, je m'en occupe! » Celui qui a dit ça a eu l'occasion de me prouver qu'il ne parlait pas pour ne rien dire.
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C'était un soir. J'avais dû passer à l'usine, à Treptow, au lieu de rentrer directement au camp raccompagné par Pépère. Une histoire de timbre d'Ausweiss à régulariser. L'Ausweiss, une petite carte délivrée par l'employeur, n'est pas seulement un laissez-passer pour circuler dans l'usine et dans le camp, c'est surtout le seul papier d'identité qui soit pris au sérieux par les autorités et la flicaille. Le fameux passeport rouge plein de tampons n'a aucune valeur. L'Ausweiss est la marque de notre appartenance à un maître. Ce maître est responsable de nous. Sans Ausweiss en règle, nous sommes du gibier de Gestapo. L'Ausweiss porte un timbre que l'on change chaque mois. Ce mois-là, mon timbre s'était coincé dans un service, j'avais dû passer le chercher à l'usine. Je rentrais au camp par le tramway, le long de la Kôpenicker Landstrasse. Le tram était bourré, normal à cette heure. Sur la plate-forme, ça cahotait sec. A chaque arrêt, impossible de me retenir, je recevais un paquet de foule dans le dos et je plongeais, légèrement, vers l'avant. Et je heurtais, légèrement, un escogriffe en uniforme, eux et leurs uniformes! La première fois, l'escogriffe me grogne je ne sais quoi, je ne comprends l'allemand que si l'on me cause tout doucement, tout gentiment. Je présume quand même qu'il me prie de ne le plus heurter, ce que je me promets de faire. A l'arrêt suivant, je me cramponne, mais, bing, tout le paquet m'arrive, je plonge, je heurte. Légèrement. Très, très légèrement. Il me foudroie. Je fais une grimace navrée, beurrée d'excuses très humbles. Au troisième arrêt, je lutte vraiment de toutes mes forces, mais rien à faire, quand t'es en porte à faux t'es en porte à faux, je reheurte. A peine à peine. Je souris comme on sourit chez nous dans un tel cas, connivence amusée, ça finit par devenir marrant notre histoire, vous voyez le sourire. Lui hurle à se retourner les poumons, agite la main pleine de menaces, gonfle du cou, devient rouge homard tavelé de violet vinasse. Tu parles d'un sanguin ! J'attends le quatrième arrêt avec résignation, et de toute façon c'est le mien, Baumschulenweg, c'est là que je descends. Et bon, même jeu... Mais là, à peine l'ai-je effleuré que ce grand corniaud me balance une paire de baffes. Comme ça, devant tout le monde. Nom de Dieu ! Ne me faites jamais ça.
La fureur noire me brouille la tête, je joue des coudes, je me taille un trou, je vire tout le monde de la plate-forme, sauf Tête-de-Homard, je me veux de l'aise, et là je lui place un gauche-droite pif-paf sur le tarin sur l'œil, il titube chancelle recule jusqu'à ce qu'il se cogne dans l'angle, c'est juste ça que je veux, le voilà coincé tout droit bien à ma main, je te lui ai laissé aller une de ces avoines ! Ils se sont mis à quatre ou cinq pour m'ar- racher de là, m'ont jeté sur le trottoir, mais j'avais eu le temps de lui renfoncer la façade à l'intérieur de la gueule bien bien. Au fur et à mesure que je cognais, il descendait le long de l'angle dièdre du coin du truc comme un ascenseur dans sa cage, et moi je le suivais dans sa descente. Je me demande d'où ça me vient, cette sauvagerie? C'est qu'après des coups pareils je suis pas fier de moi, pas du tout.
Enfin, bon, parmi les intercesseurs il y avait deux Schupos, ils m'ont alpagué chacun par un aileron tandis qu'on relevait ma victime, qu'on la requinquait, qu'on lui ramassait sa belle casquette, et nous voilà en route pour le commissariat de Baumschulenweg, le long de la Baumschulenstrasse, moi devant, drapé dans mes loques et mes bouts de ficelle, encore tout bouillant de rage, coincé entre deux Schupos, lui derrière, la gueule ravagée, le nez pissant le sang, des mégots et des tickets de tram collés à son uniforme caramel. Il me semble qu'il était caramel.