Выбрать главу

Le flic derrière le bureau enregistra la déposition du gars, et quand ce fut mon tour il me dit « Du, Maul zu! », ta gueule, toi, et me fit boucler en cellule.

Il est venu me chercher au matin, m'a fait asseoir et m'a dit :

« Tu sais ce que tu as fait? » J'ai baissé la tête, l'air aussi con que je pouvais. « Ce type, il est de la Gestapo, tu l'as vu, non ? » Non, j'avais rien vu. J'ai jamais été foutu de distinguer un caporal-chef d'un vice-amiral, en France. Alors, ici...

« Ecoute, tu habites ici, à Baumschulenweg, dans le camp de la Scheiblerstrasse, hein? Le Lagerfiihrer m'a donné d'excellents renseignements sur toi, tu es sérieux, travailleur, alors, bon, on n'en parle plus. Mais ne fais plus le con, ça vaudra mieux. »

Il m'a cligné de l'œil. Me voilà dehors. Je voyais pas du tout les choses comme ça, tout au long de cette putain de nuit... Je cavale au camp, le Lagerfiihrer me fait signe d'entrer dans sa baraque, il devait me guetter, il me tape dans le dos, m'offre du café et une tartine, et m'explique le coup.

Les hommes de la Schutzpolizei, les flics traditionnels, détestent les types de la Gestapo, qui les méprisent, leur ôtent les affaires intéressantes et les relèguent à la circulation. Ils en ont peur, comme tout le monde, mais sont tout prêts à leur tirer dans les pattes, et c'est ça ta chance. Tu parles s'ils ont rigolé quand ils ont vu comment tu avais arrangé ce grand con ! Toi, une pauvre merde française, soit dit sans te vexer! Et à moi aussi, ça m'a fait du bien.

Un sacré pot qu'ils soient allés demander les renseignements à ce Lagerfiihrer, qui ne me connaît pas, au lieu de les demandér à Herr Millier, chez Graetz, à Treptow, ainsi qu'ils auraient dû le faire! Là-bas, je suis classé comme feignant, subversif et saboteur, j'ai déjà reçu deux avertissements écrits me promettant la Gestapo à la prochaine incartade... Un sacré pot, oui.

J'espère donc que ce Lagerfuhrer va se démerder pour arracher Burger des pattes de ces grosses brutes, quelles qu'elles soient30.

Cette fois, le choc est imminent. Berlin s'installe dans l'état de siège. Les trois quarts des usines sont détruites, mais la plupart avaient été évacuées en province, surtout vers le Sud, en Bavière, en Autriche. Une partie des machines et du personnel de la Graetz, ceux de la branche mécanique de précision et électronique, qui fabriquent surtout des postes de radio pour parachutistes, sont partis pour Bregenz, au bord du Rhin, près de la frontière suisse. La tête bourdonnante de projets d'évasion, bien sûr. Parmi eux, Pierre-Tête-de-Cheval et Raymond Launay. Et ils l'ont fait! Ils ont soigneusement préparé leur coup, ont rampé une nuit jusqu'au Rhin, se sont glissés doucement dans l'eau et ont nagé comme des dingues. Le Rhin, à cet endroit, est un gros torrent sauvage et glacé. Ils ont failli être emportés par le courant, se sont fait tirer dessus par les sentinelles allemandes, ont quand même réussi à aborder de l'autre côté, sur la rive suisse, très en aval, à moitié gelés, mais bon, c'était fait. Pierre et sa Klavdia travaillaient dans le même atelier, avaient donc été transportés ensemble à Bregenz. Pierre a dit à Klavdia de l'attendre, quoi qu'il arrive, de ne surtout pas bouger de là, de se planquer s'il le faut, parce qu'il reviendra la chercher, rien ne l'empêchera31.

 

*

 

Une chose remarquable, et que nous ne manquons pas de remarquer, est la relative immunité dont semblent jouir les usines, surtout les grosses. Sans parler de la Graetz, pourtant vouée aux fabrications de guerre et qui, bien qu'un peu écornée par-ci par-là, continue à pondre ses fusées d'obus à pleins wagons, il y a en face du camp, de l'autre côté de la Spree, sur les hauteurs entre Ober Schôneweide et Karlshorst, une centrale électrique qui fournit le courant à toutes les usines du coin. Ses cheminées crachent tant que ça peut. La nuit, le ciel, au-dessus, est en permanence illuminé, ça fait une coupole rose qui se voit de très loin. Or, bien que le coin ait été pilonné à maintes reprises, la centrale est toujours là, intacte parmi les ruines, et crache imperturbable sa fumée, et illumine les nuits de son halo rose. Lors des premiers grands bombardements de nuit, alors que, en dépit du Lagerfiihrer et de ses clebs, nous restions dehors, le nez en l'air, à regarder s'entrecroiser les faisceaux des projecteurs, descendre lentement les grappes de fusées éclairantes multicolores et dégringoler les avions en flammes, nous attendions éperdument le coup au but qui éparpillerait cette saloperie de centrale. Mais non. Les rangées d'immeubles s'abattaient, les vénérables sapins du Treptower Park volaient haut en l'air avec leurs racines, la centrale, tranquille, rougeoyait. On se disait quels cons, ce qu'ils visent mal ! On se dit aujourd'hui que les choses ne sont sans doute pas aussi simples, que les cons, c'est nous, et aussi les aviateurs, et aussi les troufions chleuhs, et aussi les civils chleuhs, tout au moins les minables... Siemensstadt, l'énorme complexe industriel de la firme Siemens, une ville entière d'usines, de bureaux, de logements ouvriers et de baraquements implantée dans les bois tout à fait à l'Ouest, au-delà de Charlottenburg, tourne à plein régime. Oui... Tout le monde sait ça, tout le monde voit ça, c'est l'éternelle histoire des aciéries de Wendel jamais bombardées pendant toute la Grande Guerre et fournissant de l'acier à canons aux Allemands comme aux Français, l'éternelle même vieille histoire pourrie que tout le monde sait et que personne ne veut savoir, tout juste bonne à nourrir les déconnages d'ivrognes accrochés aux zincs des banlieues à pauvres... Si on commence à s'étonner, on n'a pas fini.

SIEG ODER BOLSCHEWISTICHES CHAOS32!

BERLIN se prépare à l'assaut. Plutôt dans le style héroïque tasse de thé que sombre désespoir. Je crois qu'ils ne se rendent pas vraiment compte. Les villes avant de tomber, ne se rendent jamais vraiment compte. Paris, en juin 40, goguenardait et attendait le miracle. Les peuples, c'est lent à se mettre dans le coup.

Des murailles de sacs de sable s'édifient en des endroits dont je ne comprends pas pourquoi là plutôt qu'ailleurs, j'espère que les spécialistes responsables comprennent, eux. Des canons antichars sont en batterie sur la Kôpenicker Landstrasse ainsi que sur les autres artères qui viennent de l'Est. Les convois militaires roulent jour et nuit.

Fini les gravats. Toute la ville n'est plus que gravats. Ils baissent les bras. Avec les autres arsouilles, je creuse maintenant des fossés antichars tout autour de Berlin, un jour ici, un jour là, on te fait abandonner le tronçon commencé pour en commencer un autre ailleurs, cherche pas à comprendre.

C'est un boulot facile, du sable partout. Comme à la plage. Pas besoin de piocher, tu creuses à la bêche, comme tu retournerais ton carré de radis. On descend comme ça à trois mètres de profondeur, le fossé a trois mètres de large au ras du sol. Le sable extrait du trou est disposé en talus le long du fossé. Je n'ai jamais eu autant l'impression de faire quelque chose de dérisoire. Si vraiment des fossés peuvent arrêter des chars, pourquoi donc ont-ils laissé les chars russes arriver jusque-là ?

L'emmerdant, c'est la faim. Fini aussi, la chasse aux croûtes de pain sous les décombres! Mais j'ai trouvé une autre source de calories. Jean, un prisonnier — c'est tout ce que je sais de lui, son prénom : Jean —, un Jurassien à la belle gueule tourmentée, m'échange ma ration de cigarettes contre des patates. Ça, c'est le pactole!

Les prisonniers de guerre jouissent dans l'usine d'un statut spécial. Tacite, mais respecté. Autant les Allemands n'ont pour nous, graine de prolos français, que méfiance et mépris, autant ils vouent aux prisonniers français une chaleureuse estime. Honneur au loyal adversaire tombé, tout ça tout ça. Les prisonniers étaient là longtemps avant nous. Les conventions internationales interdisant de les employer à des tâches de guerre, ils conduisent les camions de ravitaillement, manœuvrent les petits véhicules électriques qui, dans l'usine, transportent de la réserve aux cuisines les sacs de patates et d'autres comestibles, manipulent à longueur de journée ces fabuleuses denrées qui nous rendent fous de convoitise. La confiance des Allemands est d'ailleurs bien placée. Les prisonniers se servent, bien sûr, mais ça reste discret.