Tout à coup retentit sur la plaine un énorme bastringue.
Mais la servante est rousse!
Sa jupe se retrousse…
En français dans le texte. Hurlé à t'arracher la tête. On regarde. Une camionnette s'est arrêtée près de nous, à vingt pas. Sur le toit, un haut-parleur énorme. C'est ce truc qui nous verse dans les oreilles ses gueulantes de Foire du Trône, à pleine puissance.
Dans le bistrot du port...
Puisque c'est en français, ça nous est spécialement destiné, à nous les Français. Nous plantons donc la bêche et écoutons consciencieusement, le cul dans le sable. Organizatsiône n'ose rien dire : à l'intérieur de la camionnette il y a de l'uniforme, de l'uniforme avec «. S.S. » sur le col.
On a encore droit à « Vous qui passez sans me voir » tonitrué par Jean Sablon, puis une voix paternelle braille :
« Travailleurs français ! La plupart d'entre vous n'ont pas choisi d'être ici. Mais vous y êtes, vous n'avez plus le choix. Je sais que beaucoup espèrent en secret la victoire du bolchevisme et de ses alliés judéo-ploutocra- tes anglo-saxons. Quelle grave, quelle tragique erreur! Outre que ce serait la fin de l'Europe et de la civilisation dans un bain de sang, car les Bolcheviks vainqueurs ne se contenteraient pas d'écraser le Reich allemand, ils écraseraient ensuite les Anglais et les Américains et submergeraient le monde entier, outre cela, vous devez savoir que, dès maintenant, les communistes sont les maîtres de la France. De Gaulle n'est qu'un fantoche entre leurs mains. Ils ont fait voter une loi ordonnant que tous les Français, volontaires ou forcés, qui sont partis travailler en Allemagne au lieu de s'enfuir et de rejoindre les maquis, soient livrés aux conseils de guerre sous l'accusation de trahison au profit de l'ennemi en temps de guerre. Plusieurs milliers de requis du S.T.O. ont été déjà passés par les armes, leurs femmes et leurs mères ont été tondues et insultées sur la place publique, leurs biens ont été confisqués.
« Travailleurs français ! Il ne vous reste qu'un espoir : la victoire des armées du Reich allemand. Il ne vous reste qu'une issue : rejoindre vos frères qui combattent aux côtés des soldats du Reich dans les rangs de la
Waffen-S.S. Les hordes bolcheviques sont aux portes de Berlin. Mais la guerre n'est pas jouée! Les forces du Reich sont à peine entamées. Leur ardeur au combat n'a jamais été aussi grande. Les armes formidables que forgent les arsenaux du Reich stopperont net l'avance des barbares et frapperont le monde de stupeur et d'admiration.
« Travailleurs français! Laisserez-vous les brutes mongoles venir vous égorger sans vous défendre ? Vous êtes de toute façon condamnés, vous n'avez pas le choix, conduisez-vous en hommes, rejoignez les rangs de la Waffen-S.S. française ! »
Ça graillonne deux ou trois coups, et puis :
Mais la servante est rousse!
Sa jupe se retrousse…
On rigole. Un peu jaune, quand même. Maria me demande : « Qu'est-ce qu'il a dit? » Mais voilà que le haut-parleur déverse une chanson ukrainienne. Au tour des Russkoffs de se faire attentifs. Il leur balance les mêmes boniments, avec pour conclusion : « Engagez-vous dans l'armée du général Vlassov ! »
*
Je ne saurai jamais si Herr Graetz et Madame auraient bêché toute la journée, s'ils auraient creusé leur portion de trou réglementaire dans les délais prévus, si, dans le cas contraire, on les aurait obligés à rester après l'heure du Feierabend tout le temps nécessaire, si, pendant la pause, ils se seraient restaurés d'une légère collation de dinde en gelée et de foie gras, assis sur des sièges pliants... Je ne saurai jamais rien de tout ça, ces emplâtrés d'Amerloques nous tombent dessus à midi pile, une armada fantastique, d'un horizon à l'autre, et c'est nous les premiers servis. Ces lignes de fourmis noires zigzaguant sur la plaine éveillent le cher vieil instinct du chasseur. Nous nous aplatissons dare-dare au fond du fossé. Ceux qui n'ont pas creusé assez profond se donnent des gifles. Mais déjà les premières gamelles descendent.
Ils font ça à l'américaine : le paquet. A quoi bon s'esquinter les yeux à viser. Il suffit de balancer la quantité de bombes voulues, on écrase tout le paysage dans un rayon de quelques kilomètres autour de l'objectif, on écrase bien bien, pas un centimètre carré d'épargné, l'objectif est fatalement écrasé dans le lot. Mathématique. Et coûteux, d'accord. Mais la guerre n'est-elle pas justement faite pour que tournent les usines à faire des bombes? Ah! oui, tiens, c'est vrai. Quand t'expliques, tout devient clair.
Ça cogne dur. Ouh la la... Terriblement dur. Tiens, la sirène se décide. Et la Flak. Tiens, un avion s'abat, la fumée noire au cul. Braoumm ! On a envie de crier bravo... Et puis on se souvient, on se retient. C'est eux, le bon droit, hé ! C'est eux, les nôtres. Tu te fais faucher les deux pattes, t'as pas le droit de te plaindre, c'est pour ton bien. Pas confondre. Ici, en bas, c'est le Mal. Là-haut, les archanges d'acier, c'est le Bien. Toujours réajuster, que ça soit bien net dans ta tête. N'empêche, s'ils pouvaient aller s'expliquer ailleurs que sur nos gueules, le Bien et le Mal...
On reste bien une heure au fond du trou, le nez dans la flotte. Tout de suite, j'avais aplati Maria sous moi, pour lui faire un rempart de mon corps, très chevaleresque, très d'Artagnan. Mais elle avait rué, tu m'étouffes, grand con ! Et bon, fais à ton idée, merde, après tout, c'est ta peau. Ça ne se passe pas trop mal. Des éclats de machins divers nous pleuvent dessus, par rafales. On se cache la tête sous le fer des bêches. Une fille s'est fait une carapace d'une brouette renversée. Elle me fait coucou avec la main. C'est la petite Choura, Choura malen- kaïa. Pas qu'elle soit tellement petite, mais c'est pour ne pas confondre avec l'autre, la grande Choura, Choura bolchaïa.
De temps en temps, un cow-boy a l'idée de nous prendre d'enfilade, il se place à un bout et remonte tout le fossé en lâchant ses crottes à ressort, s'il réussit à les placer toutes dans la rainure il gagne la partie gratuite, mais ils ont décidément les doigts trop épais, tout tombe à côté, un pointillé de gros geysers de sable et de boue s'égrène parallèle à nous, ça nous retombe dans la tranchée, c'est pas très cinglant mais peu à peu ça t'enterre tout vivant. Ce qu'il leur faudrait, c'est des mitrailleuses, et nous cueillir en rase-mottes, on a envie de le leur dire, mais de toute façon ils ne pourraient pas, ils sont trop gros, c'est de la forteresse volante, ça, Madame, pas du biplan d'acrobatie.
J'en ai marre. Et puis d'abord, j'ai chopé un rhume, dans cette flotte, j'éternue. Ça me met de mauvais poil. Je dis à Maria : « Pachli ! » On s'en va ! Elle, tout de suite : « Pachli ! »
On rampe hors de ce piège, on rampe hors de cette plaine, on saute de cratère en cratère, on plonge au fond d'un trou dès que ces cons-là reviennent au-dessus de nous. Je prends la main de Maria. On se barre, on sait pas où, droit devant nous, de toute façon c'est partout pareil, tout saute en l'air, tout pète, tout crame, des quartiers entiers descendent à la cave, braoumm, d'un seul coup, au garde-à-vous, avec ce bruit gras et mou que je vous ai dit, ce bruit dégueulasse qui vibre longtemps, comme une note très grave de ce gros violon, là, la contrebasse, c'est ça. Fumée, poussière, conduites crevées, égouts crevés, chevaux crevés, flammes, sang, tripes, cris, hurlements, gémissements, merde, merde et merde. Je vais pas vous décrire un bombardement. Je ne fais-que ça. Et les autres gros cons, là-haut, qui bourdonnent et bourdonnent, et balancent leurs bombes de merde, leur phosphore de merde, leurs lanières de papier d'argent de merde, bientôt leurs sandwiches, leur chewing-gum, leur froc, leurs couilles... Ne savent que balancer, ces gros cons placides de merde.