Elle me regarde, rit à s'étouffer, me montre la valise à ses pieds. La saloperie de valise d'immigrant qui m'a donné tant de mal et m'a volé une heure de sommeil. J'espère du moins qu'elle a mis dedans le déguisement de prolo français dont j'étais si fier. J'avais même épin- glé à la vareuse un insigne bleu-blanc-rouge avec la tour Eiffel.
On nous distribue un café aussi déprimant que d'habitude, mais aussi bouillant, c'est tout ce qu'on lui demande. Surprise : il est sucré. Très légèrement. Le Lagerfuhrer procède à l'appel. Il recommence cinq fois, il manque toujours quelques gars et quelques filles saisis par la chiasse au mauvais moment, forcément, ça dure trop. Il finit par y renoncer, balance son bordereau dans la baraque avec un énorme « Scheisse! », et puis il nous fait un discours.
« Vous tous, là, vous allez prendre le train. Le type, là, c'est votre chef. Les gars à côté de lui, c'est les surveillants. Je ne sais pas si, là où vous allez, il fera meil- letir qu'ici. J'ai idée que ça doit se valoir. Lebt wohl, ihr Filou! »
Notre « chef » est un grand rhachin plein de santé, un civil, mais torturé par des nostalgies militaires, comme ils sont tous. Vareuse verdâtre à ceinturon, avec plein de popoches terriblement viriles, culottes de cheval, bottes fauves, pull-over col roulé blanc, par là-dessus un petit bitos tyrolien avé le plumeau, té. A la main une cravache, si si, je vous jure, dont il se fouette les bottes de temps en temps, quand ça lui revient en tête qu'il a une cravaché. Plutôt l'air du grand mollasson qui se joue le cinéma du hobereau à monocle. Ses aides sont des Tchèques, pas des Sudètes, des vrais Tchèques slaves, assez emmerdés d'être là. Tout de suite, on sent que ça sera pas la discipline de fer.
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On s'attendait aux fourgons à bestiaux. Et non, on a droit à un vrai train, avec des compartiments. Un train interminable, il doit bien avoir trois kilomètres de long, bourré jusqu'aux filets d'échantillons bigarrés de matériel humain qui rappellent le bon vieux temps où la Wehrmacht triomphante raclait l'Europe jusqu'à l'os. L'Europe est maintenant à peu près partout libérée de la Wehrmacht, mais les Européens sont toujours là, pris au piège, et l'Allemagne se rétrécit sur eux, l'Allemagne a eu les yeux plus gros que le ventre, le camp des Tartares est devenu la station Châtelet aux heures de pointe.
On a l'air un peu surpris de nous voir arriver, la horde de la Graetz. On dirait qu'on n'était pas prévus. Les gars de la Riechsbahn sont débordés, on ne nous charge d'ailleurs pas dans la gare, la gare est démolie, l'embarquement se fait dans la banlieue, quelque part au Nord de Berlin.
Qu'à cela ne tienne, on rajoutera les wagons qu'il faudra, c'est pas les wagons qui manquent. De par la rapide diminution de surface du Reich, ces temps derniers, l'énorme quantité de wagons fauchés dans toute l'Europe et concentrés là n'ont plus tellement l'occasion de se dégourdir les roues. Nous marchons jusqu'à la queue du train, là-bas au diable, en râlant, bien sûr. Les babas portent bien droit sur la tête leur balluchon, comme au kolkhoze, elles vont nu-pieds, pour l'équilibre, l'orteil tâte le terrain en éclaireur, leurs sabots se prélassent en haut du balluchon, elles marchent cambrées, le poing sur la hanche, ça leur donne un port de reine, ainsi qu'aime à dire l'explorateur-poète en parlant des négresses qui se coltinent sur le chignon sa baignoire, sa table de bridge, son whisky, son canon de campagne et ses caisses de munitions. Maria serre fièrement la poignée de sa valise civilisée. Moi, j'ai arrangé des ficelles à la mienne pour la porter comme un sac à dos, c'est toujours la valise de jeune fille de maman, celle qui a fait sur mes épaules l'exode de juin quarante.
Nous voilà casés, toute la Graetz ensemble, rien que des copains dans le compartiment, Maria contre moi, côté fenêtre sens de la marche, et aussi Anna, la petite Choura, la grande bringue de la cambuse dont j'oublie toujours le nom, celle qui a des dents en fer, on se serre, on se tient chaud, ça commence à sentir fort la bonne odeur russe de chien mouillé, la bonne vieille odeur de kapok qui n'arrive jamais tout à fait à sécher en profondeur... Lachaize tire de je ne sais où des plaques de miel synthétique qu'il a échangées à je ne sais qui contre je ne sais quoi, Picamilh ou un autre exhibe un bidon de pinard qu'il a échangé à un prisonnier rital contre une montre sans aiguilles mais le Rital a expliqué qu'il découperait des aiguilles dans une lame de rasoir, ah bon, pourquoi pas, s'il tient vraiment à savoir l'heure. Maria tire de son sein un gros sac de graines de tournesol, « Vott chokolade! », la grande Génia, la fille de la cuisine — ça y est, je me souviens, c'est Génia qu'elle s'appelle — extirpe de sous sa jupe un sac de loile astucieusement conçu, style voleuse de grands magasins, d'où elle tire des tranches de pain noir et des portions de margarine... C'est la nouba, c'est la fête!
C'est notre voyage de noces, à Maria et à moi.
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Alors, voilà. Nous sommes en Poméranie, dans un petit bled qui s'appelle Zerrenthin, à une trentaine de kilomètres à l'ouest de Stettin. C'est là qu'on est venus creuser des trous pour arrêter les Russes.
Les Russes sont à Stettin. D'un jour à l'autre, ils vont se mettre en route. Il faut que nos fossés soient prêts. Les chars de l'Armée Rouge piqueront du nez dedans, et voilà, l'assaut sera stoppé net. Les soldats rouges pleureront devant leurs terribles tanks figés le cul en l'air, et Staline implorera la paix. Il faut que ce soit ça, le plan de l'Oberkommando der Wehrmacht, puisqu'on ne voit pas un seul troufion allemand à l'horizon. Pas le moindre mouvement de troupe, pas même un camion de ravitaillement, une estafette à moto. En fait d'uniformes, uniquement ceux des quelques gaillards de l'Organisation Todt qui plantent des petits piquets sur la lande pour délimiter le tracé de nos travaux de fortification.
La Poméranie est plate, à l'infini. Du sable partout. Des rivières, des marécages, des forêts. Des steppes d'herbe maigre, enfin, moi, j'appelle ça des steppes, ce mot-là me donne des frissons. Et d'abord, c'est vrai, je me rappelle très bien, la géographie dit que la steppe c'est quand les touffes d'herbe ne se rejoignent pas et qu'on voit la terre entre. C'est juste comme ça, ici, sauf que sur la terre, c'est du sable. Je commence à croire que toute l'Allemagne est en sable. Faire le terrassier, dans un bled pareil, c'est du gâteau. Pas comme dans ma banlieue où c'est tout glaise collante et grosse caillasse.
Zerrethin est tout petit. Il n'y a que deux ou trois belles fermes, très propres, quelques maisons de paysans pauvres, une église, une école. Nous sommes logés à l'école et dans la salle du catéchisme. Nous, c'est-à- dire les Français. Les Russkoffs n'ont qu'à se démerder. Et voilà la démerde qu'elles ont trouvée, les Ruskoffs : une immense grange, fabuleusement haute, où se trouve une fabuleuse meule de paille. La meule de paille monte jusqu'au toit de la grange, ce doit être la grange communale, ou un machin en coopérative, enfin, bon, on dirait que toute la paille du pays est rassemblée là. Et alors les babas se sont creusé des trous dans la paille, dans les murailles verticales de ce tas de paille au milieu de cette grange, elles s'enfoncent le corps dans leur trou, chacune le sien, juste la tête qui dépasse, on a chaud on est bien, c'est formidable, toutes ces têtes qui dépassent de cette paille comme des nids d'hirondelles accrochés à une falaise, quelle merveille !