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« Les mots sont du vent, leur avait rétorqué Victarion, et il n’existe pas d’autre bon vent que celui qui gonfle nos voiles. Vous voudriez me faire combattre Euron l’Œil-de-Choucas ? Frère contre frère et Fer-nés contre Fer-nés ? » Euron était et demeurait son aîné, quelque sordide affaire sanglante qu’il ait pu y avoir entre eux. Il n’est pire malédiction que celle qui pèse sur les fratricides.

Cependant, lorsque étaient survenues les convocations du Tifs-Trempes, son appel à une réunion des états généraux de la royauté, aussitôt les choses avaient entièrement changé de face aux yeux de Victarion. Aeron parle avec la voix du dieu Noyé, s’était-il dit à la réflexion, et si la volonté du dieu Noyé est que j’occupe le Trône de Grès… Dès le lendemain, il confiait le commandement de Moat Cailin à Ralf Kenning et se mettait en route pour gagner le lit de la Fièvre où la flotte de Fer se trouvait regroupée, parmi roselières et saulaies. Une fois en mer, la dureté de la houle et la capricieuse inconstance des vents l’avaient retardé, mais il n’avait perdu qu’un seul boutre, et voilà qu’il était finalement chez lui.

Le Deuil et Le Fer vengeur le talonnaient de près quand Le Fer vainqueur se rabattit vers la terre ferme au-delà du cap. A leur suite venaient La Poigne, La Bise de Fer, Le Gris Spectre, le Lord Quellon, le Lord Vickon, le Lord Dagon puis tous les autres, soit les neuf dixièmes de la flotte de Fer qui, cinglant sur la marée du soir, s’étiraient en colonne assez décousue, derrière, sur pas mal de lieues. La vue de leurs voiles emplit Victarion Greyjoy de satisfaction. Aucun homme n’avait jamais aimé ses femmes avec autant de passion que le lord Capitaine aimait ses bateaux.

Le long du rivage sacré de Vieux Wyk, des alignements de boutres bordaient la grève à perte de vue, leurs mâts dressés comme autant de piques. En eaux plus profondes étaient mouillées les prises, conquises en course ou lors de razzias : cargos, caraques et frégates, de trop fort tonnage pour accoster. Des bannières familières flottaient à leur proue, leur poupe et leur mât.

Nutt le Barbier loucha vers la plage. « C’est Le Chant de la mer de lord Harloi, là ? » Avec ses bras trop longs pour ses jambes arquées, le Barbier conservait son aspect massif, mais ses yeux n’avaient plus l’acuité de leur prime jeunesse, époque où il lançait une hache avec tant de dextérité que les hommes le disaient capable de vous en ratiboiser le poil.

« Le Chant de la mer, ouais, ouais. » Apparemment, Rodrik le Bouquineur avait délaissé ses bouquins. « Et il y a aussi Le Foudroyant du vieux Timbal et, à côté de lui, L’Oiseau de nuit de Noirmarées. » Le regard de Victarion demeurait plus acéré que jamais. En dépit de leurs voiles ferlées et de leurs bannières en berne, il reconnaissait chacun des navires, ainsi qu’il était séant au lord Capitaine de la flotte de Fer. « Et aussi La Nageoire d’argent. Quelque parent de Sawane Botley. » Lord Botley avait été condamné à la noyade par l’Œil-de-Choucas, d’après ce qu’avait entendu dire Victarion, et son héritier était mort à Moat Cailin, mais il ne manquait pas de frères, et il laissait au surplus d’autres fils. Combien ? Quatre ? Non, cinq, et aucun n’a de raison de porter l’Œil-de-Choucas dans son cœur.

Et c’est sur ces entrefaites qu’il la repéra : une galère à mât unique, élégante de lignes et basse sur l’eau, dont la coque était rouge sombre. Ses voiles, ferlées pour l’heure, avaient la noirceur d’un ciel nocturne dépourvu d’étoiles. A sa proue figurait une vierge de fer au bras tendu, à la taille fine, aux seins hauts et arrogants, aux jambes longues et bien galbées. Une crinière de fer noir échevelée par le vent ondoyait jusqu’à ses épaules, et son visage avait des yeux de nacre mais pas de bouche.

Victarion serra violemment ses poings. Des poings qui pouvaient se targuer d’avoir rossé quatre hommes à mort, en sus d’une épouse… Il avait beau avoir les cheveux mouchetés de givre, le temps n’avait nullement entamé sa puissance physique de toujours, et son coffre de taureau ne l’empêchait pas d’afficher un ventre plat d’adolescent. La malédiction frappe le fratricide au regard des dieux et des hommes, lui avait rappelé Balon le jour où il avait contraint l’Œil-de-Choucas à prendre le large.

« Il est ici, annonça Victarion au Barbier. Affale la voile. Nous ne marcherons plus qu’à la rame. Donne l’ordre au Deuil et au Fer vengeur de s’interposer entre Le Silence et la mer. Au restant de la flotte de bloquer la baie. A tous, hommes ou corbeaux, interdiction de quitter leur bord, à moins que je ne le commande expressément. »

Du rivage, on avait aperçu leurs voiles. La baie répercuta les acclamations par lesquelles parents et amis saluaient les arrivants. Le Silence seul s’abstint de rien manifester. L’équipage bariolé de muets et de métis qui peuplait ses ponts ne souffla mot tandis que Le Fer vainqueur se rapprochait. Victarion se vit impudemment dévisager par des hommes noirs comme le goudron, quand ils n’étaient pas trapus et velus comme les singes de Sothoros. Des monstres, songea-t-il.

On jeta l’ancre à une dizaine de toises du Silence. « Mets une chaloupe à l’eau. Je voudrais me rendre à terre. » Victarion boucla son ceinturon pendant que les rameurs prenaient place à bord de l’embarcation ; sa rapière lui battait une hanche, un poignard équipait l’autre. Nutt le Barbier agrafa aux épaules du lord Capitaine un manteau composé de neuf couches de brocart d’or cousues de manière à figurer la seiche Greyjoy, dont l’emblème flottait jusqu’à ses bottes. Là-dessous, il était revêtu d’un pesant haubert de chaîne de maille grise qui laissait entrevoir des cuirs bouillis noirs. A Moat Cailin, il s’était accoutumé à rester jour et nuit dans cet équipage, les douleurs d’épaules et les courbatures dorsales étant somme toute un moindre mal que les saignements d’entrailles. Les flèches empoisonnées des diables du marais n’avaient besoin de vous infliger qu’une égratignure pour qu’au bout de quelques heures vous gueuliez en vous convulsant comme un possédé pendant que la vie fuyait de vous goutte à goutte entre les jambes en dégoulinades brunes et rouges. Quel que soit le candidat au Trône de Grès qui finisse par l’emporter, c’est moi qui me chargerai de régler leur compte aux diables du marais.

Victarion se coiffa d’un grand heaume de guerre noir, forgé à l’effigie d’une seiche de fer dont les tentacules se déroulaient pour couvrir les joues puis s’enchevêtraient sous la mâchoire. Entre-temps, la chaloupe s’était apprêtée pour l’appareillage. « Je te confie la charge des coffres, dit-il à Nutt au moment d’enjamber le plat-bord. Veille à ce qu’ils soient bien gardés. » L’issue de la partie qui allait se jouer reposait en grande partie sur eux.

« Aux ordres de Votre Majesté. »

Victarion le gratifia d’une grimace renfrognée. « Je ne suis pas encore roi. » Mains cramponnées au bastingage, il descendit dans l’embarcation.

Aeron Tifs-Trempes l’attendait, planté dans le ressac, sa gourde d’eau en bandoulière sous un bras. Malgré sa maigreur, qui achevait de le dégingander, il était de moindre taille que Victarion. Son nez faisait saillie comme un aileron de requin dans sa face osseuse, et ses yeux avaient l’air de deux clous de fer. Sa barbe lui tombait jusqu’à la ceinture, et les mèches emmêlées de sa chevelure lui fouettaient l’arrière des cuisses à chaque rafale des bises. « Frère, dit-il, tandis que les vagues glacées se brisaient en écumant autour de ses chevilles, ce qui est mort ne saurait mourir.