— Tes états généraux de reine ? » Victarion se prit à rire. « Est-ce que tu es ivre, nièce ? Assieds-toi. Je n’ai pas repéré ton Vent noir sur la grève.
— Je l’ai échoué sous le château de Norne Bonfrère avant de traverser l’île à cheval. » Elle s’empara d’un tabouret et, sans lui demander la permission, s’adjugea le vin de Nutt le Barbier. Celui-ci ne souleva pas d’objection, ayant dépassé les bornes de l’ébriété depuis quelque temps. « Qui tient Moat Cailin ?
— Ralf Kenning. La mort du Jeune Loup ne nous a laissé sur les bras que ces pestes de diables du marais.
— Le Nord n’était pas incarné seulement par les Stark. Le Trône de Fer en a nommé Gouverneur le sire de Fort-Terreur.
— Prétendrais-tu me donner des leçons dans l’art de la guerre ? Tu suçais encore le lait de ta mère que je livrais déjà des batailles.
— Et que vous en perdiez, par la même occasion. » Asha sirota une gorgée de vin.
Victarion n’aimait pas s’entendre rappeler Belle Ile. « Tout homme devrait perdre une bataille dans sa jeunesse, de manière à ne pas perdre de guerre lorsqu’il est vieux. Tu n’es pas venue ici pour émettre une revendication, j’espère ? »
Elle lui adressa un sourire taquin. « Et si c’est le cas ?
— Il y a des hommes qui se souviennent de l’époque où tu étais une petite fille, où tu te baignais toute nue dans la mer et jouais avec ta poupée.
— J’ai joué avec des haches aussi.
— En effet, fut-il forcé de convenir, mais une femme souhaite un mari, pas une couronne. Quand je serai roi, je t’en donnerai un.
— C’est trop aimable à m’n onc’. Vais-je vous dénicher une mignonne épouse, quand je serai reine ?
— Je n’ai pas de chance avec les épouses. Ça fait longtemps que tu es arrivée ?
— Assez longtemps pour m’apercevoir qu’Oncle Tifs-Trempes a réveillé plus de choses qu’il n’en avait l’intention. Le Timbal compte émettre une revendication, et l’on a entendu Tarle Triplenoyé déclarer que Maron Volmark était le véritable héritier de la lignée noire.
— Le roi doit être une seiche.
— L’Œil-de-Choucas en est une. Dans l’ordre de succession, le frère aîné vient avant le cadet. » Asha s’inclina d’un air de confidence vers son vis-à-vis. « Mais moi qui suis issue de la chair même de Balon, sa propre enfant, je viens avant vous deux. Ecoutez-moi, m’n onc’… »
Or, en cet instant, tout fit subitement silence. Le chant s’éteignit, Lenwood Tawney le Petit baissa son crincrin, les têtes se tournèrent unanimement. Même les fracas de vaisselle et le cliquetis des couteaux demeurèrent en suspens.
Une douzaine de nouveaux venus avaient pénétré dans la tente du banquet. Victarion distingua Jon Myrès Cul-de-poule, Torwold Dent-brune, Lucas Morru Main-gauche. Germund Botley croisa ses bras sur le corselet de plate-doré dont il avait dépouillé un capitaine Lannister au cours de la première rébellion de Balon. Orkwood d’Orkmont se tenait à ses côtés. Derrière eux se trouvaient Maindepierre, Quellon Humble et le Rameur Rouge avec ses flamboyants cheveux nattés. Et aussi Ralf le Berger, Ralf de Lordsport et Qarl le Serf.
Et l’Œil-de-Choucas, Euron Greyjoy.
Il n’a pas du tout changé d’aspect,songea Victarion. Il semble identique à ce qu’il était le jour où il se gaussa de moi et partit. Euron était physiquement le plus avenant des fils de lord Quellon et, à cet égard, ses trois années d’exil avaient glissé comme un jour sur lui. Il avait toujours les cheveux aussi noirs que la mer à minuit, le visage toujours aussi lisse et pâle sous sa barbe de jais soigneusement taillée. Un bandeau de cuir noir lui couvrait l’œil gauche, mais son œil droit était d’azur comme ciel d’été.
Son œil enjoué, songea Victarion. « Œil-de-Choucas, dit-il.
— Sire Œil-de-Choucas, frère. » Euron sourit. Ses lèvres paraissaient très sombres, à la lumière des lampes, contusionnées et bleues.
« Nous n’aurons de “sire” à donner qu’à l’élu des états généraux de la royauté. » Le Tifs-Trempes se dressa. « Aucun impie ne siégera jamais…
— … sur le Trône de Grès, vouivoui. » Euron parcourut la tente du regard. « Seulement, il se trouve que d’aventure je me suis, ces derniers temps, souvent assis sur le Trône de Grès. Sans qu’il manifeste d’objections. » Son œil enjoué pétillait de malice. « Qui possède, en matière de dieux, des connaissances plus étendues que les miennes ? Dieux cheval et dieux feu, dieux façonnés en or et munis d’yeux en pierres précieuses, dieux sculptés dans le bois de cèdre, dieux ciselés en forme de montagnes, dieux d’air et de vide et de vent… Je les connais tous. J’ai vu leurs peuples les enguirlander de fleurs, je les ai vus répandre en leur nom le sang de taureaux, de chèvres et d’enfants. Et j’ai entendu les prières qu’ils leur adressaient dans une cinquantaine de langues. Guérissez ma patte atrophiée, faites que la donzelle se mette à m’aimer, accordez-moi un fils pétant de santé. Sauvez-moi, secourez-moi, rendez-moi bien riche… Protégez-moi ! Protégez-moi de mes ennemis personnels, protégez-moi des ténèbres, protégez-moi des crabes dans ma bedaine, protégez-moi des seigneurs du cheval, des marchands d’esclaves, des soudards qui sont à ma porte. Protégez-moi du Silence. » Il éclata de rire. « Impie, moi ? Mais, diable, Aeron, je suis l’homme le plus farci de dieux qui ait jamais mis à la voile ! Tu sers un seul et unique dieu, Tifs-Trempes, quand moi j’en ai servi dix mille constamment. D’Ibben à Asshaï, les gens prient, pour peu qu’ils discernent mes voiles ! »
Le prêtre brandit un index osseux. « Ils prient des arbres et des idoles dorées, des abominations à tête de bouc. Des dieux d’imposture…
— Tout juste, répondit Euron, et pour les punir de ce péché, moi, je les tue tous. Je fais à la mer libation de leur sang, et leurs femmes peuvent bien gueuler, je plante ma semence en elles. Leurs petits dieux sont incapables de m’arrêter, ce qui prouve manifestement qu’ils sont des dieux d’imposture. Ma piété surpasse même la tienne, Aeron. Et ce serait peut-être à toi de t’agenouiller devant moi pour obtenir ma bénédiction. »
Ce qu’entendant, le Rameur Rouge se mit à rire à gorge déployée, relayé sur-le-champ par les autres.
« Fols ! s’exclama le prêtre, fols et serfs et aveugles, voilà ce que vous êtes ! Ne voyez-vous pas ce qui se tient là, juste devant vous ?
— Un roi », riposta Quellon Humble.
Le Tifs-Trempes cracha puis s’en fut dans la nuit d’un pas précipité.
Après son départ, l’œil enjoué du Choucas se tourna contre Victarion. « Messire Capitaine, êtes-vous à court de salutations pour un frère si longtemps absent ? Toi aussi, Asha ? Comment se porte dame ta mère ?
— Mal, répondit-elle. Un salopard l’a rendue veuve. »
Euron haussa les épaules. « J’avais ouï dire que le coupable de la mort de Balon était le dieu des Tornades. Qui donc est l’assassin ? Dis-moi son nom, nièce, pour que je puisse me venger de lui. »
Asha se leva. « Son nom, vous le connaissez aussi bien que moi. Alors que cela faisait trois ans que vous nous aviez quittés, la réapparition du Silence a eu lieu moins d’un jour après la disparition du seigneur mon père.
— Est-ce moi que tu accuses ? questionna Euron d’une voix doucereuse.
— Je devrais ? »