Aucun roi des Iles n’avait jamais eu besoin de Main, et encore moins d’une Main féminine. Les capitaines et les rois se ficheraient de moi quand ils seraient pompettes. « Pourquoi diable voudrais-tu me tenir lieu de Main ?
— Pour achever cette guerre avant que cette guerre ne nous achève. Nous avons conquis tout ce que nous étions susceptibles de conquérir… Et que nous risquons de perdre tout aussi vite, à moins de conclure une paix. J’ai montré tous les égards possibles à lady Glover, et elle jure que son mari consentira à traiter avec moi. Si nous restituons Motte-la-Forêt, Quart Torrhen et Moat Cailin, elle affirme que les Nordiens nous céderont toute la côte des Roches et la presqu’île de Merdragon. Or, tout en n’ayant qu’une population clairsemée, ces territoires sont dix fois plus vastes que toutes les Iles dans leur ensemble. Un échange d’otages scellera le pacte, et chacune des deux parties s’engagera à faire cause commune avec l’autre, s’il devait arriver que le Trône de Fer… »
Victarion se mit à glousser. « Cette lady Glover s’amuse à te rouler comme une idiote, nièce. La côte des Roches et la presqu’île de Merdragon sont entre nos mains. Pourquoi restituer quoi que ce soit ? Winterfell est un tas de ruines carbonisées, et le Jeune Loup pourrit sans tête dans la terre. C’est le Nord tout entier qui nous appartiendra, conformément au rêve du seigneur ton père.
— Quand les boutres auront appris à ramer dans le sein des forêts, peut-être. Sans doute est-il possible à un pêcheur de harponner un léviathan gris, mais il périra entraîné dans l’abîme, à moins qu’il ne s’empresse de sectionner la ligne afin de relâcher sa proie. Le Nord est beaucoup trop gigantesque pour notre emprise, et beaucoup trop bourré de Nordiens.
— Retourne à tes poupées, nièce. Laisse aux guerriers le soin de gagner les guerres. » Victarion exhiba ses poings. « J’ai deux mains. Nul homme n’a besoin d’en posséder trois.
— J’en connais un qui a besoin de la maison Harloi, toujours…
— Hotho le Bossu m’a offert sa fille pour reine. Si je l’accepte, j’aurai les Harloi. »
Elle fut prise à contre-pied. « C’est lord Rodrik, le chef de la maison Harloi.
— Rodrik n’a pas de filles, rien que des bouquins. Hotho sera son héritier, et je serai le roi. » Du fait de l’avoir dit à haute voix, cela sonnait bien avéré. « L’Œil-de-Choucas est resté trop longtemps au loin.
— Il y a des hommes qui paraissent plus grands, vus de loin, l’avertit Asha. Allez donc faire un tour parmi les feux de camp, si vous en avez l’audace, et tendez l’oreille. Votre vigueur ne fait pas l’objet des histoires qu’on y raconte, pas plus que ma célèbre vénusté. On n’y parle que du Choucas ; des contrées lointaines qu’il a visitées, des femmes qu’il a violées, des hommes qu’il a tués, des villes qu’il a saccagées, de la façon dont il a brûlé la flotte de lord Tywin à Port-Lannis…
— C’est moi qui ai brûlé la flotte du lion ! s’emporta Victarion. C’est de mes propres mains que j’ai balancé la première torche contre son navire amiral !
— Mais c’est le Choucas qui avait pondu le plan. » Asha posa une main sur le bras de son oncle. « Et c’est aussi lui qui a assassiné votre femme, n’est-ce pas ? »
Balon leur avait formellement interdit d’en parler, mais Balon n’était plus. « Comme il l’avait engrossée, je me suis vu dans l’obligation de la mettre à mort moi-même. J’aurais volontiers tué l’Œil-de-Choucas dans la foulée, mais la seule idée qu’un fratricide puisse avoir lieu dans sa demeure a révolté Balon. Il a condamné Euron à l’exil, à un exil sans espoir de retour jamais…
— C’est-à-dire aussi longtemps que mon père serait en vie ? »
Victarion contempla ses poings. « Elle m’avait planté des cornes. Je n’avais pas le choix. » Si mon infortune avait été connue, j’aurais été la risée de tout le monde, comme j’avais été la risée d’Euron pendant notre face-à-face.
« Elle en voulait, elle mouillait quand elle est venue me relancer, s’était effectivement esbaudi l’autre flambard. Paraît que tu es copieux de partout sauf à l’endroit où il faudrait… »
Mais, de pareils détails, il était impossible à Victarion d’en informer Asha.
« J’en suis navrée pour vous, commenta-t-elle, et encore plus pour cette malheureuse. Mais, cela dit, vous ne me laissez guère d’autre solution que de revendiquer personnellement le Trône de Grès. »
Tu cours au fiasco. « Ton souffle t’appartient. Libre à toi de le gaspiller, femme.
— Libre à moi. » Et elle le quitta.
LE NOYÉ
Aeron Greyjoy attendit que le froid lui eût complètement engourdi les bras et les jambes pour se résoudre à regagner enfin tant bien que mal la grève et à renfiler ses robes. Il avait pris la fuite aussi lâchement tout à l’heure devant l’Œil-de-Choucas que s’il était encore la misérable créature d’autrefois, mais à peine les vagues s’étaient-elles mises à lui déferler sur le crâne que la mémoire lui était une fois de plus revenue : ce minus était mort. Je suis rené de la mer en homme plus dur à la peine et plus vigoureux. Plus aucun mortel n’était à même de lui faire peur, plus aucun, désormais, pas plus que ne le pouvaient les ténèbres, pas plus que ne le pouvaient les ossements de son âme, les ossements grisâtres et macabres de son âme. Le bruit d’une porte qui s’ouvre, le grincement d’une charnière de fer rouillée.
Tandis qu’il s’en revêtait, ses robes crissaient, toutes raides encore du sel dont les avait imprégnées la dernière lessive, une quinzaine auparavant. Leur lainage se colla contre sa poitrine mouillée, tout en s’imbibant de l’eau qui ruisselait de sa tignasse. Après avoir rempli sa gourde dans les flots, il se la balança par-dessus l’épaule.
Comme il traversait la grève à grandes enjambées, un noyé qui revenait de satisfaire aux besoins triviaux de nature le carambola dans le noir. « Tifs-Trempes », murmura-t-il. Aeron lui posa une main sur la tête et, après l’avoir béni, poursuivit sa route. Le terrain s’éleva sous ses pieds, d’abord doucement, puis de manière plus abrupte. Enfin, le frottement rêche de l’herbe entre ses orteils lui révéla qu’il avait quitté le rivage, et il se mit à grimper lentement, son attention concentrée sur la rumeur des lames. La mer ne se lasse jamais. Il me faut être aussi infatigable qu’elle.
Au sommet de la colline jaillissaient du sol quarante-quatre monstrueuses côtes de pierre analogues aux troncs de gigantesques arbres blêmes. Leur vue suffit à accélérer les battements du cœur d’Aeron. Nagga avait été la première des dragons de mer à surgir des vagues, et la plus puissante qu’on eût jamais contemplée. Elle se nourrissait de seiches et de léviathans et, dans sa fureur, submergeait des îles entières, mais le Roi Gris l’ayant finalement tuée, le dieu Noyé avait changé ses ossements en pierre afin que les hommes ne risquent jamais de cesser de s’émerveiller de la bravoure du premier de leurs souverains. Les côtes de Nagga servirent de poutres et de piliers à la résidence de celui-ci, tout comme ses mâchoires devinrent son trône. C’est ici qu’il régna mille et sept années, se souvint le prêtre. C’est ici qu’il prit sa sirène pour épouse et ici qu’il élabora les plans de ses guerres contre le dieu des Tornades. C’est d’ici qu’il régna sur la pierre et le sel, habillé de robes d’algues tissées et le chef coiffé d’une haute couronne pâle façonnée avec des dents de Nagga.