Mais cela se passait à l’aube des jours, alors que la terre et la mer servaient encore de demeure à des hommes puissants. En ces temps-là, la grand-salle de la résidence était chauffée par le feu vivant de Nagga, que le Roi Gris avait réduite en esclavage. Ses murs étaient tendus de tapisseries qui, tissées d’algues marines argentées, charmaient on ne peut mieux les yeux. Croulant sous les victuailles prodiguées par les flots, la table autour de laquelle festoyaient les guerriers du Roi Gris présentait la forme d’une colossale étoile de mer, et ils occupaient des sièges en nacre sculptée. Disparues, toutes ces splendeurs, toutes disparues. Les hommes étaient à présent plus petits. La durée de leurs existences s’était raccourcie. Le dieu des Tornades avait submergé le feu de Nagga dès après la mort du Roi Gris, des voleurs avaient emporté les fauteuils et les tapisseries, les toitures et les murs du palais s’étaient écroulés. Même le prodigieux trône à crocs du Roi Gris, la mer l’avait englouti. Uniques vestiges de tant de merveilles abolies, les ossements de Nagga ne subsistaient que pour obliger les Fer-nés à se souvenir d’un si glorieux passé.
Voilà qui suffit, songea Aeron Greyjoy.
Neuf larges marches avaient été taillées dans le faîte rocheux de la colline. A l’arrière s’élevaient les hurlemonts de Vieux Wyk avec, dans le lointain, des montagnes cruellement noires. Une fois parvenu devant l’ancien emplacement des portes, le prêtre marqua un temps d’arrêt pour déboucher sa gourde, y but une longue lampée d’eau salée puis se retourna pour faire face à la mer. Nous sommes nés de la mer, et à la mer nous devons retourner. Même en ces lieux lui parvenait net et distinct le grommellement sempiternel des vagues, et il percevait physiquement le pouvoir du dieu tapi dans les abysses. Il se laissa tomber à genoux. C’est toi qui m’as envoyé les gens de ton peuple, pria-t-il. Ils ont quitté leurs demeures et leurs masures, leurs châteaux et leurs forts, et ils sont venus, de chaque village de pêche et de chaque vallon caché, vers les ossements de Nagga. Accorde-leur maintenant la sagesse de reconnaître le roi véritable quand il se présentera devant eux, et la force de repousser l’imposteur. Aeron Greyjoy passa la nuit tout entière en prières, car, lorsque le dieu se trouvait en lui, il n’avait nul besoin de sommeil, pas plus que n’en avaient besoin la houle marine ni les poissons des flots salés.
De sombres nuages détalaient devant le vent lorsqu’en ce monde s’aventura furtivement le point du jour. De noir qu’il était, le ciel vira à un gris d’ardoise, et d’un gris-vert devint la mer de poix ; de l’autre côté de la baie, les ténébreuses montagnes de Grand Wyk endossèrent les tons bleu-vert de pins plantons. Au fur et à mesure que l’univers reprenait couleur comme à la dérobée, une centaine de bannières se déployèrent en claquant. Aeron repéra le poisson d’argent des Botley, la lune sanglante des Wynch, le vert sombre des arbres Orkwood. Il discerna des cors de guerre et des léviathans et des faux et, partout, les seiches géantes et dorées. Là-dessous commençaient à s’agiter serfs et femmes-sel, qui tisonnant des braises pour leur refaire prendre vie, qui vidant du poisson pour le déjeuner prochain des capitaines et des rois. Lorsque la lumière de l’aube finit par toucher la grève, il regarda les hommes émerger du sommeil, repousser leurs couvertures de peau de phoque et s’empresser de réclamer à grands cris leur première corne de bière. Buvez, buvez un bon coup, songea-t-il, car divine est l’œuvre que nous devons accomplir aujourd’hui.
La mer s’agitait, elle aussi. Les vagues prirent de l’ampleur avec le lever du vent, soulevant des gerbes d’embruns qui s’écrasaient contre les boutres. Le dieu Noyé se réveille, songea le Tifs-Trempes, qui entendait sa voix monter du fin fond des flots. « En ces lieux, ce jour, je serai avec toi, disait-elle, ô mon fidèle et vaillant serviteur. Aucun impie ne siégera jamais sur mon Trône de Grès. »
Ce fut là, sous les arcs de la voûte esquissée par les côtes de Nagga, que ses noyés retrouvèrent Aeron, dressé de toute sa hauteur et la mine austère, avec sa longue chevelure noire qui flottait au vent. « Est-ce le moment ? » questionna Rœss.
Le prêtre acquiesça d’un signe de tête avant de déclarer : « Ce l’est. Allez, et faites résonner les convocations. »
Les noyés brandirent leurs gourdins de bois flotté puis se mirent à les entrechoquer mutuellement tout en redescendant le flanc de la colline. D’autres se joignirent à eux, et le fracas qu’ils faisaient se répandit tout le long de la grève. Si formidable était le vacarme que produisaient ces claquements secs que l’on aurait juré que des dizaines d’arbres se cognaient les uns contre les autres à coups de branches forcenés. Des martèlements de timbales se mirent à retentir aussi, boum-boum-boum-boum-boum, boum-boum-boum-boum-boum. Un cor de guerre entreprit de mugir à son tour, puis un second. AAAAAAoooooooooooooooooooooooooooo.
Les gens délaissèrent leurs feux de camp pour converger de toutes parts vers les ossements de la résidence du Roi Gris ; il y avait là des rameurs et des timoniers, des fabricants de voiles et des charpentiers navals, sans compter les guerriers armés de leurs haches et les pêcheurs trimbalant leurs filets. Certains étaient escortés de serfs en guise de domestiques, certains se faisaient suivre de femmes-sel. D’autres, qui ne s’étaient que trop souvent frottés aux contrées vertes, se ramenaient assistés de mestres, de chanteurs et de chevaliers. Le vulgaire s’amassa en demi-cercle au pied de la butte, avec les serfs et les enfants, les femmes plutôt vers l’arrière. Les capitaines et les rois se frayèrent passage, eux, pour escalader les versants. Aeron Tifs-Trempes distingua le jovial Sigfry Pindepierre, Andrik l’Insouriant, le chevalier ser Harras Harloi. Emmitouflé dans ses zibelines, lord Baelor Noirmarées se tenait auprès du Maisonpierre aux peaux de phoque archimitées. Victarion dominait tout le monde, Andrik excepté. A ce détail près qu’il ne portait pas de heaume, il avait entièrement revêtu son armure, et le manteau frappé de la seiche l’enveloppait d’or des épaules au sol. C’est lui qui sera notre roi. Quel homme pourrait poser les yeux sur sa personne puis douter de son élection ?
Lorsque Aeron leva ses mains décharnées, les timbales et les cors firent silence instantanément, les gourdins des noyés s’abaissèrent, et toutes les voix se turent. Seule persista l’obsédante pulsation des vagues dont nul au monde ne pouvait suspendre les mugissements. « Nous sommes nés de la mer, et à la mer nous retournerons tous », débuta le prêtre, assez bas d’abord, de sorte que tout un chacun devait tendre l’oreille pour entendre sa voix. « Le dieu des Tornades a, dans sa fureur, arraché Balon à sa forteresse pour le jeter bas, mais celui-ci festoie désormais sous les vagues dans les demeures liquides du dieu Noyé. » Il éleva ses yeux vers les nues. « Balon est mort ! Le fer-roi est mort !
— Le roi est mort !crièrent en chœur ses affidés noyés.
— Mais ce qui est mort ne saurait mourir, mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux ! rappela-t-il à son auditoire. Balon est tombé, Balon mon frère, qui honorait l’Antique Voie et payait le fer-prix. Balon le Brave, Balon le Béni, Balon le deux fois Couronné, qui nous a reconquis nos libertés et notre dieu. Balon est mort. Mais un fer-roi va se lever à nouveau pour occuper le Trône de Grès et gouverner les Iles.