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— Un roi va se lever !répondirent-ils. Il va se lever !

— Il va le faire. Il doit le faire. » La voix d’Aeron se mit à tonner comme les vagues. « Mais qui sera-t-il ? Qui prendra la place de Balon ? Qui gouvernera ces îles sacrées ? Se trouve-t-il ici, parmi nous, maintenant ? » Il ouvrit ses mains toutes grandes. « Qui régnera sur nous ? »

Le cri d’une mouette lui répondit. La foule commença à remuer, tels autant de dormeurs émergeant d’un songe. Chacun lorgnait ses voisins d’un air curieux : lequel d’entre eux pourrait bien avoir la présomption de revendiquer la couronne ? La patience n’a jamais été le fort de l’Œil-de-Choucas, se dit Aeron Tifs-Trempes. Peut-être va-t-il être le premier à prendre la parole. Dans ce cas, il signerait sa perte. Les capitaines et les rois n’étaient pas venus banqueter de si loin pour jeter leur dévolu sur le premier plat que l’on placerait devant eux. Ils vont avoir envie de goûter, de savourer des échantillons, de tâter d’une bouchée de celui-ci, une lichette de celui-là, de déguster à loisir jusqu’à ce que leur tombe sous la dent celui qui leur semblera le plus friand.

Euron ne devait pas l’ignorer non plus, car il se garda de piper mot comme de bouger et demeura planté, bras croisés, parmi sa clique de monstres et de muets. L’appel du prêtre n’eut point d’autre écho d’ailleurs que le bruit des vagues et du vent.

« Les Fer-nés doivent avoir un roi, reprit-il donc d’un ton pressant, au bout d’un interminable silence. Je pose à nouveau la question : Qui régnera sur nous ?

— Moi », répliqua quelqu’un du bas de la butte.

Sur-le-champ s’élevèrent des ovations plutôt maigrichonnes : « Gylbert ! Gylbert roi ! » Les rangs des capitaines s’ouvrirent pour livrer passage au prétendant qui, suivi de ses champions, gravit la colline afin de venir se placer aux côtés de Tifs-Trempes sous les côtes de Nagga.

Ce roi potentiel était un grand diable de lord élancé, au visage mélancolique, aux joues creuses rasées de près. Ses trois champions prirent leur position deux marches au-dessous de lui, portant son épée, son bouclier et sa bannière. Eu égard au fait que leurs traits présentaient une certaine ressemblance avec les siens, Aeron les prit pour ses fils. L’un d’eux déploya la bannière, où se détachait un grand boutre noir sur fond de soleil couchant. « Je suis Gylbert Vendeloyn, maître et seigneur de Lumière Isolée », déclara le postulant.

Aeron connaissait quelques Vendeloyn, de drôles de gens qui tenaient des terres sur les côtes extrême-occidentales de Grand Wyk et dans les îles éparpillées au-delà, des îlots rocheux si ténus qu’ils ne pouvaient pour la plupart pourvoir à la subsistance que d’une seule maisonnée. Le plus distant de ces derniers se trouvait être justement Lumière Isolée, à huit jours de voile au nord-ouest, parmi des colonies de phoques et de lions de mer, perdu dans l’infini des grisailles océanes. Les Vendeloyn qui vivaient là étaient encore plus bizarres que tous les autres. D’aucuns affirmaient qu’ils étaient métamorphosistes, des créatures démoniaques, et qu’ils pouvaient prendre à leur gré l’apparence des lions de mer ou des morses et même celle des baleines mouchetées, ces loups de la faune marine.

Lord Gylbert entreprit de parler. Il évoqua des contrées merveilleuses sises au-delà des flots du Crépuscule et qui ignoraient l’hiver comme la disette et ne subissaient point l’emprise de la mort. « Faites de moi votre souverain, et je vous y conduirai, cria-t-il. Nous construirons dix mille navires, ainsi que le fit Nyméria jadis, et puis nous appareillerons avec tout notre peuple pour ces contrées d’outre-Couchant. Là-bas, chaque homme sera un roi, et une reine chaque épouse. »

Tantôt gris, tantôt bleus, ses yeux, s’aperçut Aeron, étaient de teintes aussi mouvantes que les mers. Des yeux déments, songea-t-il, des yeux de fou. Ses propos visionnaires étaient sans l’ombre d’un doute un leurre dicté par le dieu des Tornades afin d’attirer les Fer-nés dans un piège fatal. Les offrandes que ses hommes étalèrent devant les états généraux de la royauté comprenaient notamment des peaux de phoque et des dents de morse, des armilles en os de baleine, des cors de guerre cerclés de bronze. Les capitaines ne leur concédèrent qu’un coup d’œil avant de se détourner et de les abandonner à la convoitise de subalternes. Une fois que le fou eut fini de jaser, ses champions se mirent à beugler son nom, mais il n’y eut après que les Vendeloyn pour faire chorus, et encore même pas tous. Aussi les cris de « Gylbert ! Gylbert roi ! » ne tardèrent-ils guère à s’affaiblir et à s’éteindre. La mouette émit un piaulement tapageur au-dessus de l’assistance et alla se poser sur l’une des côtes de Nagga, tandis que le sire de Lumière Isolée retournait vers le bas de la butte.

Aeron Tifs-Trempes s’avança derechef. « Je pose à nouveau la question : Qui régnera sur nous ?

— Moi ! » tonitrua une voix de basse profonde et, derechef, la foule s’écarta.

L’intervenant gravit la colline à bord d’un fauteuil de bois flotté sculpté que charriaient sur leurs épaules ses petits-fils. On avait empaqueté ce prodigieux amas de ruines pesant quelque deux cent soixante livres et âgé de quatre-vingt-dix ans dans un manteau de peau d’ours blanc. Blancs comme neige étaient aussi ses cheveux, tout comme la barbe monumentale qui le couvrait telle une courtepointe des pommettes aux cuisses, tant et si bien qu’on pouvait difficilement dire où s’achevait le poil et où débutait la fourrure. Ses petits-fils avaient beau être de grands gaillards costauds, ce n’est pas sans ahaner dur qu’ils réussirent à le hisser dans l’escalier de pierre abrupt. Ils le déposèrent enfin devant la résidence du Roi Gris, puis trois d’entre eux se campèrent en léger contrebas pour lui tenir lieu de champions.

Il y a soixante ans, celui-là aurait bien pu remporter la palme des états généraux de la royauté, songea Aeron, mais son heure est passée depuis belle lurette.

« Ouais, moi ! » rugit le vieillard de sa place, d’une voix non moins impressionnante que sa personne. « Pourquoi non ? Qui dit mieux ? Je suis Erik Forgefer, pour ceusses qu’ont pas de zyeux. Erik le Juste. Erik Brise-enclume. Montre-zyeur mon marteau, Thormor. » L’un de ses champions le brandit à la vue de tous ; un machin monstrueux, c’était, avec le manche tapissé de vieux cuir et, pour tête, une brique d’acier grosse comme une miche de pain. « Je peux pas compter combien que j’ai ’crabouillé de mains, ’vec euç’marteau que v’là, reprit Erik, mais ça se pourrait des fois qu’y a quèqu’ voleur qui pourrait vous dire. Je peux pas compter combien que j’ai ’crabouillé de crânes cont’e m’n enclume, ça non p’us, mais ça, y a des veuves qui pourraient. Je pourrais ben vous dire, ça, tous les essploits que j’m’ai faits au combat, mais j’ai quatre-vingt-huit ans, et je s’rai déjà mort que, ça, j’aurais pas ’cor fini. Si vieux, ça veut dire sage, alors, ça, y a pas d’quinqu’un p’us sage qu’ mézigue. Si mahous, ça veut dire balèze, alors y a pas d’quinqu’un p’us balèze qu’ mézigue. C’est-y un roi ’vec d’s héritiers que v’s avez envie ? J’en ai p’us que je peux compter. Roi Erik, ouais, j’aim’ ben l’ son qu’ç’a, ça, moi. Allez, disez-l’ vec moi : ERIK ! ERIK BRISE-ENCLUME ! ERIK ROI ! »

Tandis que ses petits-fils reprenaient l’antienne, leurs propres fils s’avancèrent, les épaules chargées de coffres qu’ils renversèrent au bas des degrés de pierre. Il s’en échappa, tel un torrent d’argent, de bronze et d’acier, des armilles, des colliers, des dagues, des poignards, des haches de jet qui s’éparpillèrent de tous côtés. Un petit nombre de capitaines raflèrent les plus belles pièces et ajoutèrent leurs voix au refrain qui s’étoffait déjà. Mais à peine celui-ci commençait-il à trouver sa scansion qu’une voix de femme y coupa court : « Erik ! » Les gens s’écartèrent pour laisser passer la trublionne qui, posant finalement un pied sur la dernière marche, lança : « Erik, lève-toi. »