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Ce fut une série de petits coups timides frappés à la porte qui le tirèrent de son sommeil au bout d’un temps indéterminé. Sur l’instant, il ne réalisa pas où il se trouvait. Peu à peu, il reprit pleinement conscience et, débouclant les attaches qui le retenaient, il sauta à bas du lit. Comme ses mouvements n’étaient encore qu’imparfaitement coordonnés, il alla rebondir au plafond conventionnel avant d’atteindre la porte.

Jimmy Spencer était là, légèrement essoufflé.

— Le capitaine vous présente ses respects, monsieur. Vous plairait-il de venir assister au départ ?

— Mais comment donc ! Attendez un instant, je prends mon appareil.

Il réapparut presque aussitôt, porteur d’un Leica XXA tout neuf, que le jeune garçon contempla avec une envie non déguisée, ainsi que d’une collection complète de lentilles auxiliaires et de posemètres. Malgré tous ces handicaps, il atteignit rapidement la galerie d’observation qui courait comme une ceinture autour de la coque de l’Arès.

Pour la première fois, Gibson eut la vision des étoiles dans toute leur splendeur. Il se trouvait sur la face nocturne de l’astronef, où les filtres solaires avaient été enlevés, si bien que ni l’atmosphère, ni le verre teinté ne s’interposaient plus entre elles et lui. L’Arès ne tournait pas sur son axe comme la station, mais il était au contraire maintenu rigoureusement immobile par un système de gyroscopes, de sorte que les constellations restaient fixes dans son ciel.

En contemplant cette magnificence qu’il avait bien souvent tenté ( en vain ) de dépeindre dans ses livres, Martin éprouvait une grande difficulté à analyser ses émotions. Il lui répugnait pourtant de gaspiller la moindre impression susceptible d’être décrite plus tard avec profit. Chose bizarre, ce n’était ni l’éclat ni le nombre imposant des étoiles qui le frappait le plus. Il avait déjà observé des firmaments presque aussi splendides que celui-ci, du haut des montagnes terrestres ou depuis le pont d’observation d’avions stratosphériques, mais la présence de ces feux ne s’était jamais manifestée avec autant d’intensité autour de lui, sans horizons, et encore plus bas, sous ses pieds mêmes !

La Station de l’Espace n° 1 flottait dans le vide à quelques mètres du hublot, semblable à un jouet brillant et compliqué. Il n’existait aucun moyen de juger avec exactitude de son éloignement ou de sa taille, car ses formes n’avaient rien de familier et le sens de la perspective semblait faire défaut. La Terre et le Soleil, cachés derrière la masse de l’astronef, étaient invisibles.

Soudain, une voix immatérielle et singulièrement proche résonna dans un haut-parleur camouflé :

— Cent, secondes avant le départ. À vos postes, s’il vous plaît.

Effaré, Gibson se retourna pour consulter Jimmy. Sans lui laisser le temps d’ébaucher la moindre question, celui-ci lui expliqua très vite qu’il devait rejoindre son poste et s’éclipsa dans une gracieuse virevolte, le laissant seul avec ses pensées.

L’instant qui suivit s’écoula avec une remarquable lenteur, bien que ponctué par de fréquents chronométrages du haut-parleur. Gibson se demanda de qui pouvait bien être la voix ; elle ne ressemblait pas à celle de Norden, en tout cas. Il ne s’agissait probablement que d’un ruban, commandé par le circuit automatique régissant la conduite de l’astronef à partir de ce moment.

— Encore vingt secondes. L’élan sera acquis en dix secondes environ.

«  Encore dix secondes.

«  Cinq secondes, quatre, trois, deux, une …

Tout doucement, quelque chose s’empara de Martin, le fit glisser le long de la courbe de la paroi parsemée de hublots et le déposa sur une surface brusquement devenue « le plancher ». Il était difficile de se faire au retour de la notion de haut et de bas, et encore plus d’associer sa réapparition à ce tonnerre lointain et assourdi qui venait de succéder au silence. En bas, dans la deuxième sphère composant l’autre moitié de l’Arès, à l’intérieur de ce monde mystérieux d’atomes en fission et de machines automatiques, où aucun homme ne pouvait pénétrer sans perdre la vie, des forces capables de mouvoir les étoiles mêmes venaient de se déchaîner. Pourtant, Gibson ne ressentait rien de ce malaise dû à une accélération croissante et impitoyable qui accompagne toujours l’envol d’une fusée à propulsion chimique. L’Arès disposait d’un espace illimité pour manœuvrer, il pouvait en utiliser autant qu’il lui plaisait pour se libérer de son orbite actuelle et se glisser lentement sur l’hyperbole de transit qui le conduirait vers Mars. De toute façon, la puissance maximum de la propulsion atomique ne pouvait déplacer sa masse de deux mille tonnes qu’avec une force égale seulement au dixième de l’attraction terrestre ; pour l’instant, la puissance était encore maintenue au-dessous de la moitié de cette valeur. En effet, les moteurs nucléaires fonctionnaient à une température si élevée qu’ils ne pouvaient être employés qu’à faible rendement ; c’était là une des raisons empêchant leur utilisation pour des envols directs du sol d’une planète. Toutefois, à l’encontre des propulseurs chimiques à combustion brève, ils pouvaient maintenir leur poussée pendant des heures d’affilée.

Il ne fallut pas longtemps à Gibson pour se réorienter. L’accélération de la fusée était si lente — il calcula qu’elle conférait à son corps un poids effectif de moins de quatre kilos — qu’il pouvait encore se mouvoir sans contrainte. La Station n° 1 n’avait apparemment pas changé de place, et il dut attendre presque une minute avant de pouvoir déceler un éloignement réel. Il se souvint alors, un peu tard, de son appareil photos et pensa à enregistrer le départ. Après avoir enfin déterminé avec justesse ( il l’espérait ) le temps de pose convenable pour ce minuscule objet brillant éclairé sur un fond noir de jais, il constata non sans dépit que la station s’était éloignée d’une distance appréciable. Au bout de dix minutes, elle n’était déjà plus qu’une lointaine tache de lumière, difficile à distinguer parmi les étoiles.

Après sa disparition complète, Gibson se porta sur le côté diurne de l’astronef pour prendre quelques vues de la Terre qui s’enfuyait. Ce fut un immense et mince croissant qui s’offrit tout d’abord à sa vue, une masse beaucoup trop gigantesque pour que le regard pût l’embrasser en entier d’un seul coup. En l’observant, il remarqua que le croissant s’élargissait peu à peu, ce qui était normal puisque l’Arès devait encore accomplir au moins un circuit complet avant de s’échapper et de foncer dans une spirale vers Mars. La Terre ne rétrécirait pas d’une façon notable avant une bonne heure et elle apparaîtrait alors dans son plein.

« Cette fois, c’en est fait, pensa Gibson. J’ai laissé là-bas toute trace de ma vie passée et de celle de mes ancêtres, en remontant jusqu’au dernier remous de vase au fond du premier océan. Aucun colon, aucun explorateur faisant voile loin de son pays natal n’a jamais abandonné autant de choses derrière lui. En dessous de ces nuages repose toute l’histoire de l’humanité. Je pourrai bientôt éclipser avec mon petit doigt ce qui formait le domaine de l’Homme il y a une génération à peine, et ce que son ingéniosité avait bâti avec le temps. »

Cette inexorable retraite vers l’inconnu avait presque le caractère définitif de la mort. Ainsi devait s’en aller l’âme dépouillée, laissant tous ses trésors derrière elle pour gagner finalement les ténèbres et la nuit.