L’erreur de Gibson était d’avoir supposé, comme tant d’autres romanciers des années 1950 à 1960, qu’il n’existerait aucune différence fondamentale entre les vaisseaux de l’Espace et les vaisseaux de l’Océan, ou entre les hommes qui les monteraient. Certes, il y avait des traits communs, mais ils étaient bien minces en regard de nombreuses dissemblances, et ce pour des raisons purement techniques, qui auraient pu être prévues ; mais les auteurs populaires du milieu du siècle avaient choisi le chemin facile, en usant des méthodes traditionnelles de Herman Melville et de Frank Dana, dans un milieu où elles étaient ridiculement déplacées.
Un astronef ressemblait davantage à un avion stratosphérique qu’à tout ce qui s’était jamais déplacé à la surface de l’océan, mais la formation technique de son équipage atteignait un niveau beaucoup plus élevé que celui des aviateurs. Un homme comme Norden avait passé cinq années à l’école et trois autres dans l’Espace. Après deux années supplémentaires de théorie astronautique supérieure, il s’était seulement vu qualifier pour son poste actuel.
La semaine avait été très calme. Gibson se contentait d’errer paresseusement et se laissait vivre pour la première fois depuis des années. Il se plaisait à contempler, des heures durant, l’incroyable étendue du champ des étoiles et à se mêler aux discussions qui faisaient de chaque repas une affaire d’une durée indéfinie. Aucun horaire strict n’était en vigueur à bord de l’astronef. Personne n’aurait pu exercer de contrainte sur l’équipe et Norden lui-même était trop intelligent pour s’y essayer. Il savait que le travail serait exécuté convenablement par des hommes qui y mettaient leur amour-propre. À part les rapports sur l’entretien journalier, que chacun d’entre eux paraphait avant leur présentation au capitaine, il ne restait à accomplir qu’un minimum de contrôle et de surveillance. L’Arès était un bel exemple de démocratie en action.
Gibson s’adonnait tranquillement à une partie de fléchettes avec le docteur Scott quand ils connurent la première émotion du voyage. Peu de jeux d’adresse sont praticables dans l’espace, c’est pourquoi les cartes et les échecs furent longtemps les ressources classiques, jusqu’au jour où un Anglais astucieux découvrit que l’envoi de fléchettes s’accommodait très bien du manque de pesanteur. La distance entre le lanceur et la cible était portée à dix mètres, mais le jeu obéissait sur tous les autres points aux règles élaborées depuis des siècles par les buveurs de bière des fumeuses tavernes britanniques.
Gibson avait constaté avec satisfaction qu’il excellait à cet exercice. Il s’arrangeait presque toujours pour battre Scott à plate couture en dépit de la technique très étudiée du docteur, ou peut-être précisément à cause d’elle. Cette technique consistait à disposer la flèche en l’air, à se reculer d’une paire de mètres pour juger de sa direction en fermant un œil, et à la propulser finalement d’une habile tape de la main.
Scott était en train de viser avec optimisme pour décrocher un triple vingt quand Bradley pénétra dans la pièce en brandissant un message.
— Ne te retourne pas tout de suite, dit-il de sa voix douce et agréablement modulée, nous sommes suivis …
Tout le monde le regarda bouche bée tandis qu’il se prélassait à l’entrée. Mackay fut le premier à réagir.
— Des détails, s’il te plaît, dit-il sèchement.
— Un projectile-cargo Mark III court derrière nous à bride abattue. Il vient d’être lancé de la station extérieure et doit nous dépasser dans quatre jours. On voudrait que je l’attrape au passage avec le contrôle radio, mais au bout d’une portée pareille, la dispersion va être énorme et je crois que c’est beaucoup demander. Je doute qu’il parvienne jamais à moins de cent mille kilomètres de nous.
— Qu’est-ce qu’il vient faire par ici ? Quelqu’un aurait-il oublié sa brosse à dents ?
— Il paraît qu’il transporte des médicaments urgents. Tiens, docteur, jette un coup d’œil.
Scott lut le message avec soin.
— C’est intéressant, ça … On croit avoir trouvé un antidote à la fièvre martienne. C’est un sérum fabriqué par l’Institut Pasteur. Ils doivent être assez sûrs de leur affaire, pour se donner tant de mal pour nous toucher.
— Mais enfin, m’expliquerez-vous un jour ce que c’est que cette histoire de projectile et de fièvre martienne ? explosa Gibson.
Le docteur Scott accéda à son désir avant que quiconque eût pu placer un mot.
— La fièvre martienne n’est pas réellement une maladie originaire de là-bas. Elle semble causée par un organisme terrestre qu’on y a transplanté et qui a préféré le nouveau climat. Elle produit le même genre d’effet que la malaria : on en meurt rarement, mais ses répercussions économiques sont très graves. En une seule année, le pourcentage des heures de travail perdues …
— Merci beaucoup. Je m’en souviendrai très bien. Et le projectile ?
Hilton se glissa tout doucement dans la conversation.
— C’est une simple fusée automatique munie d’un dispositif radio et qui atteint une très grande vitesse finale. On l’utilise au transport du fret entre les stations de l’Espace, ou au rattrapage des astronefs qui ont oublié quelque chose derrière eux. En arrivant à portée de notre émetteur, elle captera les ordres que nous lui communiquerons et elle se dirigera vers nous. Dis donc, Bob, fit-il soudain en se tournant vers Scott, pourquoi ne l’a-t-on pas envoyée directement sur Mars ? Elle pourrait arriver là-bas bien avant nous.
— Parce que ses petits passagers n’aimeraient pas beaucoup ça ! Il va falloir que je prépare des bouillons de culture pour leur subsistance et veiller sur eux comme une bonne d’enfants. Ce n’est pas tout à fait ma spécialité, mais je pense pouvoir encore me souvenir de certaines cuisines que j’élaborais à Saint-Thomas.
— Est-ce qu’il ne conviendrait pas d’aller peindre une croix rouge sur la coque ? lança Mackay, risquant un de ses rares traits d’esprit.
Gibson réfléchit profondément.
— J’avais toujours eu l’impression, dit-il après un silence, que la vie sur Mars était très saine, aussi bien physiquement que psychologiquement.
— Il ne faut pas toujours croire ce qu’on lit dans les bouquins, déclara Bradley d’un ton traînant. Je me demande pourquoi il y a des gens qui veulent y aller à tout prix. C’est plat, c’est froid et c’est rempli de plantes faméliques et misérables qui semblent tirées d’un conte d’Edgar Poe. On a englouti des millions dans cet endroit sans en avoir encore retiré un sou. Celui qui va là-bas de sa propre volonté devrait se faire examiner du point de vue mental. Soit dit sans vous blesser, bien entendu.
Gibson ne fit que sourire d’un air aimable. Il avait appris à déprécier d’au moins quatre-vingt-dix pour cent le cynisme de Bradley, encore qu’il ne sût jamais jusqu’à quel point ce cynisme feignait d’être outrageant. Pour une fois pourtant, le capitaine Norden usa de son autorité, non pas tellement pour empêcher Bradley de triompher, mais surtout pour éviter qu’un défaitisme aussi noir se traduisît un jour sous forme d’écrit. Il jeta un regard courroucé à son technicien en électronique, puis dit au romancier :