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André Héléna

Les salauds ont la vie dure

Préface

Le diptyque formé par Les salauds ont la vie dure (1949) et Le Festival des macchabées (1951) pourrait bien occuper une place centrale dans l’œuvre singulièrement fertile d’André Héléna. En effet, la lecture de ces deux gros romans — on ne sait trop s’il convient de les qualifier d’« aventures » ou d’« historiques » — fournit, outre un agrément irrésistible, de multiples clés à la compréhension d’un univers dont on n’a pas fini d’épuiser les richesses formelles et thématiques, voire philosophiques. Nous nous bornerons à en signaler trois.

La forme d’abord. Merveilleux conteur, André Héléna exploite avec un art consommé la technique du roman-feuilleton qui consiste à laisser perpétuellement le lecteur sur sa faim et à relancer l’action à chaque nouvel épisode. Rien de bien original en l’occurrence, sinon qu’Héléna apporte à cette technique de narration une rapidité et un rythme que l’on ne retrouve guère chez ses illustres devanciers du XIXe siècle, où le tirage à la ligne était de rigueur. Ici, pas de temps morts, pas de dialogues superfétatoires, pas de descriptions interminables, mais un découpage concis, nerveux, elliptique, qui fait d’ailleurs moins songer à la littérature qu’au cinéma, du moins à un certain cinéma. Il y a dans ces deux livres quelque chose qui évoque les grands sérials de l’âge d’or du cinéma muet, ceux de Victorin Jasset, de Louis Feuillade ou de Louis Gasnier par exemple. Né en 1919, Héléna n’avait pourtant probablement jamais vu Zigomar (1911–1913), les Vampires (1915–1916) ou les Mystères de New York (1915). Mais quelle fabuleuse carrière de scénariste (et sans doute de réalisateur) eût-il fait à l’Éclair, à la Gaumont ou chez Pathé, si le sort l’avait fait naître une trentaine d’années plus tôt ! Car, comme dans les sérials précités, l’imagination est reine dans Les salauds ont la vie dure et Le Festival des macchabées, un simple point de départ suffisant à déclencher une cascade d’épisodes qui ne trouvent leur fin qu’avec celle de la guerre, et encore…

Un point de départ, disions-nous. Un simple hasard aussi, ce qui nous amène à la deuxième clé. « Le hasard est le collaborateur de tout roman », a dit Jacques Laurent à propos de son Petit Canard, dont le héros s’est engagé dans la LVF uniquement parce qu’« un officier polonais avait embrassé celle qu’il aimait »[1], alors que d’autres circonstances (un officier allemand par exemple) eussent pu tout aussi bien le jeter dans la Résistance. Et c’est bien le hasard, manifesté comme chez Laurent par la trahison amoureuse, qui précipite le narrateur, Maurice, dans la délinquance puis, de hasard en hasard, dans la Résistance. Même Bams, le Catalan si prompt à jouer du couteau (catalan bien sûr) aux dépens de l’occupant et de ses affidés, n’aurait jamais renoncé à la vie bourgeoise et paisible à laquelle il aspirait profondément si un grain de sable ne s’était malencontreusement glissé dans sa vie privée. Aussi leur engagement ne doit-il rien, comme dans les romans « à thèse » chers au réalisme socialiste, à une détermination historique ou à un choix idéologique. Du reste, Maurice ne cesse de vitupérer l’absurdité de la guerre et d’exprimer le dégoût qu’elle lui inspire, et ce n’est que très progressivement que s’imposera à lui une espèce assez vague, et en tout cas extrêmement rudimentaire, de « conscience » politique et patriotique.

La troisième clé n’est pas étrangère à la précédente. Mais cette fois-ci, c’est beaucoup plus qu’une clé : c’est une porte grande ouverte sur toutes les odeurs du Roussillon charriées par le mistral et la tramontane, sur ces paysages méditerranéens dont Héléna ne supporte pas qu’ils soient pollués par la présence d’hommes vêtus de vert-de-gris, incongruité esthétique et écologique qui peut suffire à justifier, même a posteriori comme ici, un engagement politique… L’occasion nous ayant été déjà donnée de tenter de cerner la sensibilité « régionaliste » d’André Héléna[2], nous n’insisterons toutefois pas sur cet aspect essentiel de son œuvre, sinon pour dire qu’il est puissamment présent dans Les salauds ont la vie dure et, surtout, dans Le Festival des macchabées. Nous aimerions tout de même signaler les affinités que l’on pourrait découvrir, à cet égard, entre les romans « catalans » d’Héléna et ceux, très profondément enracinés et pareillement marqués par un fort tempérament libertaire, de Ludovic Massé (1900–1982), l’admirable auteur de la Flamme sauvage, du Vin pur, des Trabucayres ou du Refus, cet étonnant et peu conformiste tableau de l’Occupation, de la Résistance et de la Libération[3]. Héléna et Massé se sont-ils connus, ou du moins se sont-ils lus ? Nous aimerions que des chercheurs nous apportent la réponse !

Un dernier mot. Écrivain sensuel au suprême, André Héléna est de ceux qui, comme Jacques Laurent encore, ont le plus joliment, le plus amoureusement et avec le plus de franchise parlé des femmes, de la couleur, de la chaleur, de la douceur de leur chair, du plaisir qu’elles savent donner et recevoir, ainsi que de ce pathétique élan vers le bonheur qui explique et, d’une certaine façon, justifie leurs crimes et leurs trahisons. De cet « éternel féminin », ce diptyque offre de bouleversants exemples.

Michel Marmin

À Paul Gordeaux

avec mon hommage reconnaissant.

Première partie

Chapitre 1

À cette époque, ça tombait bien, j’étais plein aux as. Je venais de vendre dix mille cercueils à l’Organisation Todt. À cent balles de bénéfices du bout, ça m’avait exactement laissé une brique.

C’était la première fois que je touchais tant de pognon. Et encore sans risque, du tout cuit. Il m’avait suffi de présenter deux types l’un à l’autre, de me farcir un bon dîner, dans une boîte chic, aux frais de la princesse. Le lendemain, pan, je n’avais eu qu’à ouvrir la poche et à y laisser tomber le million.

C’est marrant, quand on attend la grosse galette, on sait d’avance comment la croquer et lorsqu’enfin on la touche, c’est fini, on est devenu radin, on n’achète pas la moitié de ce qu’on s’était promis.

Tout ce que je fis, moi, ce fut de m’offrir un complet parce que, vraiment, le mien, il commençait à se fatiguer, et de changer d’hôtel. Ça aussi, c’était indispensable. J’en avais marre de cette chambre de la rue des Abbesses, qui prenait jour sur une cour nauséabonde. Rien que d’entrer là-dedans ça me foutait le cafard. Alors, Hermine et moi, on passait dehors le plus de temps possible. Et ça, ça coûte du pognon.

En outre, c’était une fille qui, sur les moyens et la manière de bouffer le fric en connaissait un drôle de bout. J’ai jamais compris comment elle s’y prenait exactement. Pas possible, elle devait se frotter le derrière avec les billets de mille.

Naturellement je me gardai bien, avec ce que je savais de son caractère, de lui raconter l’histoire des dix mille cercueils. Elle aurait été capable de mettre les bouchées doubles, j’aurais plus pu la démarrer de la rue de la Paix.

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1

Entretien avec Gilbert Ganne paru dans Carrefour et repris en note liminaire de l’édition originale du Petit Canard (Grasset, 1954).

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2

Cf. notre préface aux Voyageurs du vendredi (e-dite, 2000).

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3

Au sujet de Ludovic Massé, on consultera la remarquable biographie de Bernadette Truno, Ludovic Massé. Un aristocrate du peuple (Mare nostrum, 1996).