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Effectivement, on n’avait pas droit, ou peut-être qu’il n’y en avait plus, je ne m’en souviens pas.

Une heure après, il fallut se battre pour grimper dans ce train qui ressemblait à tous les express de l’occupation, c’est-à-dire qu’il était plein de monde jusque dans les lavabos. Quand une femme allait pisser, fallait qu’elle abandonne sa pudeur à la porte et qu’elle se soulage devant toute l’assistance. Il y en avait qui allaient dans les waters rien que pour ça.

Comme Jimmy et moi on n’a pas les coudes soudés au corps et pas beaucoup de scrupules, ni de galanterie, on parvint à trouver deux places face à face, tout à fait au fond, près de la glace.

Les gens s’entassaient dans le couloir. Au-dessus de nous il y avait un amoncellement impressionnant de bagages.

— Bien entendu, dit une femme, il n’est pas chauffé, ce train. Ah ! les salauds !

— Vous en faites pas, dit un gros type. Dans un quart d’heure d’ici, vous pourrez quitter votre manteau. Avec le nombre qu’on est, vous n’avez pas fini de transpirer.

— Vous allez loin, madame ? demanda une grosse vieille femme à qui, visiblement, les cordes vocales démangeaient.

— Je vais à Mâcon, répondit l’autre, et pas pour le plaisir, je vous prie de le croire.

— Personne ne voyage plus pour son plaisir, dit un type maigre, vêtu de noir et qui avait l’air triste d’un employé de chez Borniol.

— J’ai laissé mon fils chez sa grand-mère, l’été dernier. Il est mieux là qu’à Paris, pensez donc.

— Ils sont bien ravitaillés, du côté de Mâcon ?

Ça y était ! On en avait jusqu’à Lyon à entendre parler boustifaille. C’était comme ça à chaque coup.

— De toute manière, ils sont mieux ravitaillés que nous. À la campagne on se débrouille toujours, mais il n’y a pas que ça. Moi, ces bombardements, ça m’épouvante. On se demande comment ça finira.

— C’est idiot, renchérit un monsieur à l’aspect militaire. Tous ces raids anglais, ça n’aboutit qu’à énerver inutilement les Allemands et c’est nous qui en payons les conséquences.

— Oh ! ça ne les énerve pas seulement, assura un type qui était assis à l’opposé du compartiment, ça les emmerde et sérieusement.

Le pseudo militaire lui jeta un regard noir.

— Je sais ce que je dis, affirma-t-il. Ces bombardements sont criminels.

— Et ces attentats ! gémit la dame qui allait voir son fils, hein, qu’est-ce que vous en dites de ces attentats ? On va encore fusiller des innocents. S’ils étaient si courageux qu’ils le disent ces terroristes, ils iraient trouver les Allemands et ils diraient, c’est moi le coupable.

Elle avait dû voir ça au cinéma, cette tordue. Je regardai Jimmy, il avait renversé sa tête en arrière et fermé les yeux. Il souriait béatement comme un mec à qui on en raconte une bien bonne.

— Vous avez vu, demandait cependant la vioque, ce qui s’est encore passé hier soir dans la nuit ?

— Non.

— Tenez, regardez, c’est dans le journal que je viens d’acheter. Un attentat terroriste aux Ternes.

Je dressai l’oreille et Jimmy ouvrit les yeux.

— Et ma fille qui habite ce quartier ! Vous pensez si je suis inquiète.

L’article passa de main en main, accompagné d’exclamations. Il n’y avait qu’un type que ça avait l’air d’amuser, c’était le jeune homme qui avait assuré que les bombardements emmerdaient les boches.

— Vous permettez ? dis-je, quand le canard arriva à ma portée.

On avait les honneurs de la première page.

« Hier soir, place des Ternes, un ignoble attentat a été commis contre deux agents de la police allemande. Un de ceux-ci sortait d’un restaurant, accompagné d’une jeune Française. Un de ses collègues l’attendait à la porte, dans une voiture. Tout à coup, un individu moyen, vêtu d’une canadienne, sortit de l’ombre et, sans mot dire, ouvrit le feu sur un des policiers qui s’abattit. Ce fut ensuite le tour de la jeune fille. Le deuxième agent n’ayant pas eu le temps de sortir son arme fut également abattu par le bandit qui prit la fuite.

« Le Commandant du Gross-Paris annonce que si dans les quarante-huit heures le coupable n’est pas retrouvé, de graves sanctions seront prises. »

— Voilà ! éclata le mec déguisé en troufion d’opérette. Voilà où aboutissent ces choses-là. Si le Maréchal avait plus d’énergie…

Je me désintéressai de la conversation. Cette information me semblait bizarre. Il y avait là-dedans un son de cloche qui, je ne sais pourquoi, tintait mal.

J’étais payé pour savoir que les flics, aussi bien français que boches, m’avaient déjà identifié. Ils n’étaient pas dingues, à la Gestapo. Ils savaient bien que je n’avais rien d’un terroriste, ni d’un partisan. Ils savaient aussi que si j’avais descendu Meister, la poupée et l’autre mec, ce n’étais pas par haine de l’Allemagne. Je m’en foutais de l’Allemagne, je n’en avais rien à branler. Et de l’Angleterre non plus. Ce n’est pas par patriotisme que je m’étais dérangé. C’était un drame passionnel comme il y en a tant tous les jours, un peu partout dans le monde, malgré la guerre et peut-être même à cause de la guerre.

Si j’avais trouvé Hermine dans les bras d’un Français, l’histoire aurait été la même. Je les aurais, tous les deux, mis en l’air de la même manière. Et si quelqu’un avait assisté à la scène, que ce soit un flic, un facteur ou un curé, il aurait eu exactement le même sort que l’homme à l’Opel.

Alors ? Alors pourquoi, du moment qu’ils savaient tout ça, qu’ils avaient parfaitement compris les origines du drame et qu’ils connaissaient le coupable, pourquoi les Allemands essayaient-ils de faire croire qu’ils étaient dans le cirage et qu’ils considéraient les partisans comme responsables de cet événement.

Ça, c’était de la politique, pas d’erreur. C’était un excellent prétexte pour se débarrasser d’éléments nationaux qu’ils retenaient prisonniers et qu’ils jugeaient absolument indésirables.

J’étais un peu inquiet. Moi, la conscience, ça ne m’a jamais empêché de dormir. Pourtant ça m’emmerdait un peu qu’une poignée de pauvres diables aille se faire truffer la peau à cause de moi. Cette responsabilité me gênait. Pourtant, je me dis que je n’étais pas le seul à la porter et même que j’étais le moins coupable. La première responsable, dans cette aventure, c’était Hermine. C’est elle qui avait tout amené avec ses procédés de putain.

N’importe, sitôt que je pensais à elle, mon cœur se tordait. J’avais constamment son visage devant les yeux. Il fallait pourtant que j’essaye d’échapper à cette obsession, à ce fantôme ! J’espérais quand même qu’avec le temps et les distractions qu’allait m’apporter ce changement d’existence, tout ça allait se tasser.

J’en étais là de ces réflexions lorsqu’il se fit un brouhaha dans le couloir. J’en déduisis qu’on devait approcher d’une gare et que des voyageurs essayaient de se rapprocher de la sortie afin d’avoir la possibilité de descendre. Ça m’étonnait quand même un peu car il n’y avait pas si longtemps que nous avions quitté Paris et le prochain arrêt était Dijon.

Je regardai Jimmy. Il ne souriait plus. Son visage était grave et il me cligna de l’œil.

Je me tournai vers la porte. Un grand diable rouquin, vêtu d’un pardessus de tweed, enjamba les valises et s’encadra dans la lourde.

— Contrôle allemand ! déclara-t-il. Papiers ?

Ici, il fallait se tenir à carreau, la rigolade était finie. Chacun, dans le silence, sortit son portefeuille et commença à exhiber ses papiers. Le type à l’allure militaire montra une carte de la Milice que l’Allemand lui rendit sans y toucher.