Выбрать главу

C’était à moi. Je serrais les dents pour ne pas trembler trop visiblement. J’ai pourtant pas l’habitude de me dégonfler mais ici, s’il y avait un pépin, avec tout le monde qu’il y avait, j’étais fait comme un rat. Pas moyen d’en sortir.

— Comment vous appelez-vous ? demanda le boche.

— Maurice Debar.

— Maurice Debar, hein ? Où allez-vous ?

— À Lyon.

— Et vous ? continua-t-il en s’adressant à Jimmy, cette fois.

— Joachim Astruc.

— Vous ne travaillez pas ?

— Si, je suis ouvrier d’usine.

— Dans quelle usine ?

— Chez Renault.

— Alors qu’est-ce que vous faites là ?

— Je suis en congé de maladie.

Tout le compartiment, les yeux grands ouverts, suivait le dialogue. Qu’est-ce qu’il nous voulait ce grand escogriffe ? Pourquoi tout cet interrogatoire ?

Sûr et certain qu’il y avait de l’eau dans le gaz.

— Vous avez votre certificat de maladie ?

— Non, je l’ai laissé chez moi. Je ne pensais pas qu’il soit nécessaire de l’avoir constamment sur soi.

— C’est indispensable, répliqua le Boche.

Il ne m’avait toujours pas rendu ma carte d’identité ni mon certificat de travail et j’étais de plus en plus inquiet. Pourtant j’avais retrouvé mon calme et mon sang-froid.

— Vous êtes avec monsieur ? demanda le flic, en me désignant.

— Pas du tout.

— Vous en êtes sûr ?

— Absolument ! Je ne l’ai jamais tant vu, ce monsieur.

C’était normal. Il n’y avait aucune raison pour qu’on tombe tous les deux. Car maintenant, il n’y avait plus d’illusion possible, c’est bien, après moi qu’il en avait, ce poulet.

— Et moi, dit-il, je suis sûr du contraire. Ne bougez pas de ce compartiment. Nous allons descendre ensemble à Dijon, vous, monsieur et moi.

Il se tourna vers son acolyte qui l’attendait devant la porte du compartiment. Il lui dit quelques mots en allemand et continua sa route, cependant que son sous-verge s’adossait à la glace et ne nous perdait pas de vue.

— Ce coup-ci, mon petit pote, soupira Jimmy, on peut commencer à faire nos prières. J’ai l’impression qu’on n’en a plus pour longtemps.

Dans le compartiment l’émotion était à son comble, mais, sous le regard glacé de l’autre crapaud, personne n’osait seulement respirer. Je crois que c’est encore Jimmy et moi qui étions le plus à notre aise.

Chapitre 5

On avait beau, Jimmy et moi, faire les caïds et jouer l’indifférence, cette situation n’avait rien de marrant. Mon copain fronçait les sourcils et je voyais bien, à son air préoccupé, qu’il se demandait comment on allait sortir de cette aventure. Si tant est, naturellement, qu’on en sorte.

Le train fonçait toujours à toute allure dans le brouillard glacé de décembre. À travers les vitres, on voyait des champs s’étendre à perte de vue, des morceaux de forêts, des haies maigres que l’hiver avait dépouillées. De temps en temps, le train levait un vol noir de corbeaux qui s’élevait très haut, planait sur les guérets déserts et allait s’abattre, au fond de l’horizon, sur les arbres noirs et nus. Ils avaient de la veine, ces oiseaux, ils étaient libres, ils n’avaient aucune espèce de comptes à rendre à qui ce soit. Cette race de flics, qui avait l’habitude d’emmerder tout le monde, elle n’arrivait pas à les emmerder, eux. Un coup d’aile et hop ! bonsoir, plus personne. Ils auraient fait courir toutes les maréchaussées à l’autre bout du monde avant de se laisser coincer. Mais pour nous, malheureusement, ça ne se passait pas de la même manière. On était dans le train, c’était bien le cas de le dire, et on y était bien. Aucune chance de s’en tirer.

C’était curieux. Il paraît que, au moment de mourir, on revoit toute notre existence, en détail, comme si le Bon Dieu nous donnait ainsi une dernière chance de nous repentir. Il faut croire que je n’étais pas très loin du grand saut car je la revivais, ma vie. Je retrouvais mes années d’école communale, avec leurs couleurs grises et leur odeur de craie et d’encre bon marché, les jours d’hiver, quand on jouait aux billes sur la terre gelée, à la sortie de la classe. Je retrouvais aussi la tiédeur de la maison et ma chambre étroite dans laquelle mon lit tenait à peine. Et aussi les années de régiment, de guerre, le parfum canaille des hôtels de passe que j’avais habités si longtemps et aussi, bon sang ! l’odeur d’Hermine et pas seulement son odeur artificielle, mais celle de son sexe et de ses seins.

Peu à peu, je sentais monter en moi un cafard atroce, cette tristesse faite de tout ce qu’on a raté, de tout ce qu’on aurait voulu faire et qu’on n’a pas pu ou osé. Un bilan, en quelque sorte. Je me dis que si je continuais à me droguer avec ce spleen j’étais marron définitivement. Je ne savais que trop comment ça se passait. Il n’y a rien qui vous mette sur le flanc comme les regrets, ça vous endort un homme en moins de deux et ça ne lui laisse aucune réaction. Ce qu’il faut, c’est regarder l’avenir en face. Toute notre chance est dans le futur.

Cette rêverie fut interrompue par le milicien. Il ne pouvait plus contenir sa joie, ce mec-là, de nous voir embarqués. Il trouvait ça admirable.

— C’est bien fait ! cria-t-il, voilà au moins une police énergique.

— Vous savez ce qu’ils ont fait ? demanda le jeune homme qui semblait ne pas porter les Frizés dans son cœur. Ils ne sont peut-être pas plus coupables que vous ?

— Moi ? s’exclama l’autre, au comble de la fureur. Je suis un bon Français, monsieur. Je vous interdis…

— Ça va, interrompit Jimmy, ne nous fatigue pas avec tes salades. Moins tu en raconteras, mieux ce sera. On a envie de dormir, nous autres.

Il releva le col de sa canadienne et ferma les yeux comme s’il allait roupiller.

— Mais jeune homme, s’indigna l’autre, nous n’avons pas gardé les cochons ensemble !

— Tu les gardais tout seul, répliqua placidement mon pote, alors continue ton métier et fous-nous la paix.

Tout le monde se mit à rire, même l’Allemand qui n’avait sans doute rien pigé, excepté, bien entendu, le faux troufion qui regardait autour de lui d’un air furieux, dans l’espoir, sans doute, de trouver un coin où cacher sa dignité flétrie.

La conversation en resta là et je repris le fil de mes songes. Ils n’étaient pas reluisants. La perspective était bouchée. Je ne me faisais aucune illusion sur la manière dont allait se terminer la comédie. Un mur de prison, haut et triste, une rafale de mitraillette et le rideau tomberait sur l’existence de Maurice et de Jimmy. Il me semblait déjà que je me trouvais dans une des cellules de la prison de Dijon, avec le maton planqué derrière la porte. Et que je sentais peser sur mes épaules le froid du petit matin qui serait l’aube de notre dernier jour.

C’est alors, par chance, que je pensai à Hermine. Au-dessus de son visage étonnamment précis se dessinait le profil bourbonien de cette salope de Meister. Je les voyais ensemble. J’entendais les mots tendres que la fille disait à son mâle. Les mêmes, comme par hasard, que ceux qu’elle me disait, à moi. Et ses cris de volupté et ses gémissements au moment du plaisir. Exactement, en somme, les scènes d’intimité que nous avions vécues ensemble, excepté que ce n’était plus moi le partenaire, mais un intrus, une écharde, un mec qui n’avait rien à voir et rien à faire là-dedans. Et, du seul fait de sa présence, c’était moi qui devenais l’intrus, le type en trop, l’empêcheur de danser en rond.

Cette idée me rendit malade. Ça me fit exactement l’effet que ça peut faire à un gars qui rentre pour se coucher, qui trouve un autre individu dans son pieu et qu’on fout à la porte de sa propre carrée ! Le résultat ne se fit pas attendre. Je me sentis saisi d’une rage froide et je me mis à trembler.