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Celle-là, alors, elle était raide ! Comment, voila un mec qui me pique ma femme, qui se la farcit de A jusqu’à Z, presque sous mon nez et c’est encore moi qui ai tort ? Je les avais mis en l’air tous les deux, d’accord, j’en avais même déquillé un troisième qui n’avait rien à voir dans le spectacle, mais enfin, c’était bien mon droit. Je n’étais pas allé le chercher, moi, le Meister. Personne ne lui avait conseillé de grimper Hermine, il en avait pris tout seul la responsabilité. Alors ? Alors c’était normal qu’il paye la casse.

Quant à me fusiller pour un règlement de comptes aussi classique, je trouvais ça un peu violent. Et je me dis que si je me laissais faire, saint Pierre, après ma mort, aurait le droit de me coller une étiquette dans le dos et de m’expédier tout droit au paradis des pédales. Il fallait absolument me tirer de ce mauvais pas.

Je regardai Jimmy. Il faisait semblant de dormir et ne bronchait pas. Sa diatribe de tout à l’heure avait coupé la respiration au milicien et le silence régnait. Je me dis qu’il était quand même plutôt gonflé, Jimmy, d’avoir engueulé un représentant des Forces de l’Ordre. Puis je réfléchis qu’au point où on en était, ça ne pesait pas beaucoup plus lourd dans la balance et que ce n’était pas la peine de s’en priver.

Il était adossé à la moleskine, Jimmy, et il fermait les yeux, mais je le connaissais suffisamment, il me suffisait de voir ses mâchoires contractées pour comprendre qu’il était en train de gamberger ferme pour savoir comment on allait se tirer de là.

Le train filait toujours à travers les plaines désolées. Maintenant, une petite pluie fine commençait à zébrer les glaces du wagon. Un cafard immense montait de ce camaïeu gris. On avait l’impression qu’on ne reverrait plus jamais le soleil, qu’il avait eu honte de sa gueule trop rouge et qu’il était parti la cacher.

On approchait d’une ville. De petites maisons sans étage se succédaient, au milieu des jardinets délabrés par l’hiver. Plus loin, c’était une usine qui tendait vers le ciel les trompes de ses cheminées. Peu à peu, les pâtés de maisons s’épaississaient, ce n’était plus la campagne, ni de vagues banlieues, ça prenait l’aspect de faubourgs. On retrouvait des rues, des becs de gaz, et les boutiques des Docks de l’Est, archi-vides de nourriture, bien entendu. Ici, ça devait être comme partout ailleurs, sorti des détersifs, les commerçants ne devaient pas avoir grand-chose à fourguer. Et ce ciel bas, qui pesait sur la vie, qui étouffait tous les embryons de joie !

Dans le couloir, cependant, les voyageurs commençaient à s’agiter. C’était le moment de se grouiller pour ceux qui devaient descendre car s’approcher de la portière constituait une véritable expédition. Il fallait enjamber des valises, des gosses et écraser les orteils à une foule de gens.

Le boche qui se tenait devant notre porte nous fit signe de nous lever et de le suivre. Je remis ma canadienne et je passai devant. Un rien d’angoisse tremblait dans le regard de la plupart des voyageurs. En passant devant le milicien, je fis exprès de lui marcher sur les pieds. Et j’y allai de toutes mes forces. Derrière moi, Jimmy suivait, buté, le regard filtrant à peine entre ses paupières lourdes. On s’efforçait de garder l’air indifférent mais ce n’était pas si encourageant que ça et je me demandais si on parviendrait à s’en sortir. Pourtant je voulais m’en sortir.

Le flic, cependant, marchait devant nous et nous frayait le passage. Il m’avait l’air bien confiant, ce type, bien sûr de lui, habitué sans doute qu’il était à voir les gens trembler devant sa seule présence. Il avait pour lui, bien sûr, toutes les forces régulières du pays. Il était certain qu’on ne pouvait pas s’échapper ou, en tout cas, qu’on ne l’oserait pas. D’autant plus que c’était un genre de mecs qui vous tiraient dessus pour trois francs cinquante et qui sortaient leur pétard de leur poche au milieu de la foule aussi facilement que s’ils avaient sorti un flûtiau.

Il passait avec une telle autorité, le Frizé, que nous parvînmes à arriver les premiers devant la portière. Il se retourna alors vers moi :

— Camarade, dit-il en désignant le quai qui commençait à défiler près du train, à toute vitesse, camarade im Banhof.

Il voulait sans doute dire que son copain nous attendait tous à la gare. Il disait ça avec un sourire gentil, comme pour nous rassurer, au cas où on aurait eu des inquiétudes sur la santé de cette salope.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? murmura Jimmy, dans mon dos. Quant à moi, je n’ai pas l’intention de me laisser cueillir comme une marguerite. Au point où nous en sommes, il faudrait être idiot pour ne pas tenter le coup.

— Tu parles ! Je ne sais pas encore comment je vais essayer de me carapater, mais ce qu’il y a de certain c’est que je vais essayer.

— Où qu’il est, son pote ?

— Il a dû avoir trop de difficultés pour revenir jusqu’ici. Et puis il avait peut-être tout le train à faire. Il nous attendra à la sortie, certainement.

Tout ça à mi-voix, dans le dos du poulet qui n’y entravait que dalle.

L’Allemand ouvrit la portière. Une rafale de vent entra, chargé de grosses gouttes de pluie. La flotte tombait plus drue, à présent. Le ciel était noir. Un vacarme effroyable, le bruit du train lancé nous emplissait les oreilles et la fumée nous suffoquait.

Le type se tenait debout dans l’entrée, accroché aux barres de cuivre. Il ne bougeait pas.

Je sentis un coup de poing dans les reins. Je me retournai. Jimmy me regardait, les yeux grands ouverts, cette fois-ci, le regard extraordinairement brillant.

— Vas-y ! hurla-t-il, avec un geste qui en disait long.

Déjà le train commençait à freiner. On voyait des employés courir le long du ballast.

Pas besoin de dessin, j’avais compris.

Je m’arc-boutai contre la paroi des lavabos, et de toutes mes forces je lançai mon pied en avant, le plus haut possible. J’atteignis le chleuh dans le dos. Il plongea en avant et disparut. Je me penchai à la portière et je le vis rouler sur le trottoir pour aller s’écraser contre un pylône.

Quand les gens qui étaient derrière nous eurent réalisé ce qui venait de se passer il y eut un long cri d’horreur. Mais je m’en foutais, moi, de leur horreur. J’étais débarrassé d’un poids qui m’oppressait depuis mon arrestation.

— Casse ! cria Jimmy. C’est pas le moment de faire des salamalecs.

On écarta brutalement les mecs qui se tenaient derrière nous et on atteignit l’autre portière, celle qui ouvrait à contre-voie. On l’ouvrit et cette fois, le grincement des freins devint infernal.

Derrière nous les gens s’interpellaient.

— Il est tombé ?

— Non, on l’a poussé.

— Saute ! criai-je à Jimmy.

C’était facile, maintenant, le train ralentissait de plus en plus. Il ne dépassait pas dix à l’heure.

Jimmy descendit sur la dernière marche et sauta, les pieds en avant. Je le vis partir, emporté par l’élan comme une feuille morte, avec sa canadienne marron. Enfin il reprit son pas normal et je sautai à mon tour. Il me sembla que je ne toucherais jamais le sol. J’avais l’horrible impression d’être emporté à travers les airs à une vitesse folle par un génie qui me voulait du mal. En outre, devant moi, je voyais arriver un poteau, vertigineusement. Un quart de seconde, je craignis de subir le même sort que le Frizé. Mais je touchai terre à temps et je me mis à courir, sans pouvoir m’arrêter et menacé de piquer du nez, tant ma tête me pesait.

Enfin, je repris le contrôle de mes forces. L’énorme roulement du train m’emplissait le crâne. Je me retournai. Jimmy avait repris le pas de course et se dirigeait vers moi. Je l’attendis et nous partîmes de concert.