— Les trains au garage, haleta Jimmy, on ne peut aller que là.
On sauta les voies secondaires, les unes après les autres, sans regarder si une machine ne venait pas sur nous, au risque de nous faire écrabouiller vingt fois. On passa sous des trains stoppés, on rampa dans l’herbe humide et jaune, éternellement brûlée, qui pousse entre les rails.
Il nous semblait qu’il fallait fuir, fuir toujours, jusqu’au bout du monde, jusqu’à un de ces coins épatants où il n’existe pas l’ombre d’une vie humaine.
Jimmy s’arrêta soudain.
— Par ici, dit-il.
Devant nous se tenait, au cul d’un wagon, l’étroite guérite du chef de train. Jimmy empoigna les mains courantes et se hissa dedans. Je le suivis et refermai la porte ; à deux on y tenait difficilement. En outre, c’était sale comme tout. On ne pouvait rien toucher sans avoir les mains noires de charbon. Mais ce n’était pas le moment de s’attacher à ces détails.
— Tu comprends, expliquait cependant Jimmy en essayant de reprendre son souffle, d’ici on voit de beaucoup plus loin. En cas d’histoire, on aura le temps de se retourner.
Loin, c’était beaucoup dire. Par la vitre poussiéreuse, striée de pluie, on ne distinguait qu’un enchevêtrement de wagons, un labyrinthe de voies ferrées, une forêt de signaux. On entendait la rumeur ample de la gare et la voix nasillarde d’un haut parleur. Notre train devait être enfin arrivé à bon port, avec trois voyageurs de moins dont un, probable, ne serait plus jamais client de la compagnie. À la vitesse avec laquelle il avait heurté le pylône, en effet, s’il ne s’était pas cassé en deux et n’en était pas crevé sur le coup, c’est qu’alors le Bon Dieu était nazi ou que le diable protégeait la Gestapo.
— Tu as ton feu ? demandai-je à Jimmy. Ce n’est pas le moment d’avoir des scrupules, je t’avertis. S’il vient quelqu’un, faut le mettre en l’air et sans pitié.
— T’en fais pas, ricana Jimmy, je ne lui laisserai pas le temps de se confesser.
Il tira de sa poche un Colt analogue au mien, vérifia le chargeur et fit glisser la culasse. Ensuite, il vissa sur le canon un silencieux que je ne lui connaissais pas.
— Qu’est-ce que tu veux foutre de ça ? demandai-je. Ça ne sert à rien.
Ça sert à ne pas faire de bruit. Ça ne dérègle pas ton tir et des fois on peut avoir intérêt au silence.
Il passa la main sur son visage mouillé de pluie et, quand je le regardai j’éclatai de rire. Il s’était collé sur le museau cinq longues traînées de poudre de riz à l’usage des Sénégalaises. On aurait dit un auguste qui va descendre en piste, sauf que son regard ne présageait pas précisément de la rigolade.
Maintenant, en gare, tant dans le bureau du Commissaire Spécial que dans celui de la Gestapo et de la Feldgendarmerie, ça devait un tantinet barder. Tout ce beau monde devait être sur les dents. Ils devaient fouiller la gare pour nous rattraper car il s’était inévitablement trouvé quelqu’un pour leur dire que nous étions descendus en marche à contre-voie. En outre, je m’étonnais de ne pas les voir déjà dans le secteur, car il serait bien extraordinaire que personne, cheminots ou voyageurs, ne nous ait vus cavaler à travers les rames de wagons.
— Je me demande, dis-je, si on n’a pas tort de rester là. On attend peut-être qu’ils viennent nous cueillir ? À mon idée, le mieux ce serait de sortir.
— Et comment ? demanda Jimmy.
— Bah ! on sort toujours d’une gare. Il y a trois solutions : soit la gare de marchandises, soit la consigne, soit le buffet.
— C’est ça ! ricana mon pote. Et on se retrouve à la Maison d’Arrêt du pays. Merci. Tu penses bien qu’après une pareille histoire tous ces coins-là vont être drôlement gaffés. Le mieux, c’est de se planquer ici en attendant que la fièvre de recherche leur ait passé. Tiens, vise un peu.
Eh ben ! En effet, on avait eu raison d’attendre. Un soldat allemand suivait précautionneusement le sentier entre notre train et celui d’en face. Il marchait à pas de loup. Au bout du canon de son flingue, sa baïonnette large et courte luisait d’un éclat menaçant. Avec son casque en vase de nuit et son imperméable multicolore, il avait un aspect monstrueux, comme un être descendu d’une autre planète. Son allure méfiante et son arme prête à gicler lui donnaient une allure barbare. Derrière lui venait un autre phénomène pas plus encourageant, aussi furtif et aussi menaçant.
— T’as vu ? murmura Jimmy. Tu peux être sûr que ces deux-là, ils ne cherchent pas des escargots. Ça, c’est de la chasse à l’homme où je ne m’y connais pas.
D’un coup de pouce il fit glisser le cran de sûreté de son Colt. Moi je tirai mon feu et j’en fis autant.
— Baisse-toi, dis-je, c’est tout à fait le genre de types qui tirent sans sommations. S’ils nous aperçoivent ils nous farcissent la tête.
Jimmy obéit.
— Avec eux, souffla-t-il, on n’aura malheureusement pas le bénéfice de la surprise. Ils se tiennent sur leurs gardes. S’ils nous découvrent, ce sera à qui tirera le premier.
Maintenant on entendait, mêlé au froissement de la pluie, le bruit lourd des bottes écrasant le gravier. Ils étaient à deux pas de nous.
— Ta gueule ! soufflai-je, le cœur battant.
Je levai mon Colt et le braquai sur la porte. Le premier qui se présenterait descendrait l’escalier de fer plus vite qu’il ne l’aurait monté.
Effectivement, il y eut un léger choc et une sorte de frémissement dans l’armature de la cabine. Un des troufions escaladait sans doute notre repaire. Je réfléchis que pour cette acrobatie son flingot devait le gêner plutôt qu’autre chose.
Déjà il touchait la porte lorsqu’on entendit un appel.
— Hé ! Hans ! Zuruck ! Es ist vertig !
Ça devait être son copain qui l’appelait. Effectivement, le type grogna quelque chose et je respirai en l’entendant redescendre.
Il pourrait lui dire merci, à son pote. C’est vrai qu’il ne se douterait jamais à quel point il avait été à deux doigts d’être ratatiné.
— Nom de Dieu ! souffla Jimmy.
Je me tournai vers lui. Il était blême. Ses mâchoires étaient crispées. D’ailleurs il y avait de quoi s’émotionner, parce qu’en définitive, si le Boche l’avait échappée belle, nous, on était dans le même cas que lui. Et moi, je n’avais pas besoin de me fiche de Jimmy. Je ne devais pas être beaucoup plus beau à voir.
C’était sans doute la réaction nerveuse, je me sentais saisi de frissons, je me mettais à trembler, le bout de mon revolver allait dans tous les sens.
— Tu sucres les fraises ? demanda Jimmy, avec un rire jaune.
— Si tu penses qu’il n’y a pas de quoi.
— Bon sang de bon sang ! gronda-t-il en remettant le cran de sûreté à sa crécelle. Quelle histoire. Tu n’en fais jamais d’autres. Si encore ça nous avait rapporté autre chose que des emmerdements, ton règlement de comptes ! Mais non, on y a tout paumé, au contraire.
— Ah ! dis-je, je t’en prie, ne recommence pas à râler. Ce n’est vraiment pas le moment.
Je me levai un peu et regardai à travers la glace. Les deux Allemands nous tournaient le dos et s’en allaient côte à côte. Ils avaient fini d’inspecter ce côté-ci, ils devaient passer à un autre secteur.
— Combien de temps allons-nous moisir dans ce placard, bon sang ?
— Je ne sais pas, répondit Jimmy. Faut attendre au moins une demi-journée, c’est-à-dire la nuit.
— Ça promet !
Nous nous étions redressés entièrement et nous regardions ce décor sinistre que la pluie achevait de consterner. Un ciel bas pesait sur cet entassement de wagons gris, dont beaucoup étaient délabrés à l’extrême. On entendait des bruits de roues, de sifflets, des halètements de machines. Au loin, un panache de fumée noire alourdissait encore le ciel.