Et c’est alors que je pus lire le nom, Nuits-Saint-Georges. On était en plein pays bourguignon. Ça commençait à devenir un voyage-surprise.
Sur le quai de la gare, il y avait quelques civils et deux soldats allemands, le flingot sur l’épaule, qui faisaient les cent pas. Je me demandais la tête que feraient tous ces gens s’ils nous voyaient sortir devant eux de cette caisse. C’était un truc à éviter à tout prix, ça intriguerait trop de monde.
— Ce n’est pas la peine, dis-je à Jimmy, en sautant de ma caisse, d’essayer de descendre ici, il y a du peuple sur le quai et je crois que notre wagon va s’arrêter devant tout le monde.
— Ah ! Nom de Dieu ! répondit mon pote. Pourvu qu’aucun de ces zèbres n’ait l’idée de venir chercher un colis ici ! On ne s’en débarrasserait pas facilement. On ne peut quand même pas bousiller tous les types qu’on rencontre. On finirait par croire qu’on a fait un pari.
— On essayera de descendre ailleurs, dis-je. Sûrement que ce tortillard ne va pas rester là.
Effectivement, on procéda à quelques manœuvres, scandées d’appels et de coups de sifflet, puis on reprit de la vitesse et le voyage recommença.
— Tu connais un peu la région ? demanda Jimmy, en allumant une nouvelle cigarette.
— Non, dis-je, je n’y ai jamais foutu les pieds. Mais si mes souvenirs géographiques sont exacts, on ne doit pas être loin de Beaune. Ce serait la prochaine station que ça ne m’étonnerait pas.
Je ne me trompais pas. C’était bien Beaune dont la gare, au fond, nous tendait les bras. Ce coup-ci, le train ralentit longtemps avant d’atteindre la station.
— Je crois que nous avons une chance, dis-je. Le dur ne va plus vite qu’une tortue. Nous l’avons pris en marche, on va le quitter de la même façon.
— Quelle acrobatie ! gémit mon copain. J’en ai jamais tant fait de ma garce de vie.
— Allons-y, répondis-je.
C’était du beurre, le train ralentissait de plus en plus. Maintenant, il ne marchait pas plus vite qu’un homme au pas.
Je sautai le premier et courus me planquer derrière une haie. Jimmy en fit autant tout de suite après moi.
— Et maintenant, dit-il, quand il m’eut rejoint, qu’est-ce qu’on fait ?
— Tout d’abord, répondis-je, prends ton mouchoir et essuie-toi la figure. On dirait que tu t’es battu avec un charbonnier.
— Si tu te voyais, répliqua-t-il, tu ne serais pas si fier, ton visage n’est pas plus propre que le mien.
Nous crachâmes dans nos mouchoirs et nous nous essuyâmes vigoureusement.
— Bon, dis-je, maintenant nous voilà parés. Allons-y.
Et nous partîmes tranquillement, le long de la voie, les mains aux poches, comme si rien n’était.
Cent mètres plus loin, il y avait un pont. On descendit le talus et on se trouva sur une route que bordaient de loin en loin les premières maisons de la ville. Sur notre gauche se tenait une grande baraque, un hôtel-café-restaurant.
Il ne pleuvait plus. Mais il s’était levé un petit vent acide qui poussait dans le ciel de gros nuages noirs. L’air avait cette odeur mouillée des fins de pluie, ce parfum froid des jours humides de décembre. Ça n’était sans doute pas terminé, la flotte, on la reverrait avant le soir.
— Moi, dit Jimmy, en désignant le bar, au bord de la route, je vais voir s’il n’y a rien à croûter là-dedans. Il est bientôt quatre heures, on n’a pas déjà bouffé à midi et les voyages, ça me creuse. Surtout avec le sport que nous avons été obligés de faire.
— Comme tu veux, mais je ne sais pas si c’est très prudent. Cette bâtisse isolée, au bord du chemin ne me dit rien qui vaille.
— C’est possible que ça ait l’aspect d’un coupe-gorge, mais je m’en fous, j’ai faim.
— Ce n’est pas l’aspect de la baraque, qui m’embête, c’est son isolement. Ça doit être désert, cette turne, à cette heure-ci. On va se faire remarquer.
— Faut pas exagérer, répondit Jimmy. On ne peut quand même pas se transformer en courant d’air.
— Tu sais bien, insistai-je, que c’est dans la foule qu’on est le mieux planqué.
Cependant, on était arrivés devant la maison. On entra.
Le bistrot n’était pas aussi désert qu’on l’avait pensé d’abord. Il y avait là une bonne demi-douzaine de cheminots tant français qu’allemands. Outre leurs uniformes, on les aurait reconnus au fait paradoxal que les Français buvaient de la bière tandis que les Allemands se farcissaient des chopines de rouquin. Ils en profitaient tant qu’ils étaient là.
On s’assit dans un coin et on demanda deux sandwiches. Il n’y avait pas grand-chose, qu’un peu de fromage ou du pâté ersatz.
Le fromage, on connaissait le topo. C’était du plâtre, sans aucun doute, et le patron ne le nia pas. Il assura seulement que ce n’était pas sa faute, que les restrictions, etc.
— Prenez du pâté, dit un cheminot, à côté de nous. Il n’est pas mauvais.
Le patron disparut et revint avec deux sandwiches ridicules. Ça n’aurait pas nourri un oiseau.
On en demanda aussitôt deux autres, mais il fallut promettre de jurer de donner les tickets correspondants, qu’il disait.
— Vous descendez du train, messieurs ? demanda le cheminot.
Jimmy faillit s’étrangler.
— Heu… Eh bien…
— Oh ! vous en faites pas, dit l’employé. Tout le monde en fait autant.
— C’est vrai, dit un deuxième travailleur, cette ligne n’est pas commode du tout. Il n’y a pas de service avant dix heures ce soir. Alors les gens qui sont un peu pressés, ma foi, ils prennent le train de marchandises. Le chef de gare ferme les yeux et même, à Dijon, certains contrôleurs vont jusqu’à le conseiller.
— C’est la guerre, dit un boche qui était assis à côté d’eux.
C’était pas la peine de se casser la tête. Si on avait su ça, on n’aurait pas pris tant de précautions. Effectivement, en gare de Nuits-Saint-Georges, j’avais vu deux types, avec des paquets descendre d’un wagon de tête. J’avais cru qu’ils faisaient partie de la boîte. Mais deux précautions valent mieux qu’une. En tout cas, maintenant, on n’avait plus à se gêner.
Ce que je n’arrivais pas à piger, c’est comment qu’il se faisait que nous ne soyons pas encore signalés sur cette ligne. Ils devaient pourtant bien l’avoir découvert, maintenant, le cadavre du troufion. Alors ? Alors de deux choses l’une. Ou bien l’alarme n’avait pas encore été donnée, je ne savais trop pourquoi ou bien ils n’avaient pas pensé qu’on avait emprunté le train de Beaune et ils nous cherchaient encore dans la gare de Dijon. Dans ce cas, à la vôtre, je leur souhaitais bien de la joie.
La porte s’ouvrit brutalement et deux jeunes gens entrèrent.
— Voilà que ça recommence, dit l’un d’entre eux, et qu’es ce qu’il descend, maintenant, regardez-moi ça !
Il roulait les r. Il avait l’accent bourguignon très prononcé.
Effectivement, à travers les vitres, au-dessus des rideaux on voyait les longues giclées d’argent de la pluie. Parfois, une rafale les plaquait brutalement contre les glaces et ça faisait une sort de crépitement qu’on percevait maigre les rumeurs de la salle.
Je frissonnai. J’avais les pieds gelés. J’en avais marre, je me sentais saisi de dégoût. Ici, s’il faisait moins mauvais que dehors, il ne faisait pas bon pour ça. La seule chaleur, c’était la tiédeur humaine des clients, fallait apporter ses propres calories, car le poêle était vide.
Un des nouveaux s’en approcha et, instinctivement tendit ses mains vers la flamme fantôme.