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— Ce qui me fait marrer, dis-je, c’est la gueule des pauvres mecs qui sont tombés à notre place. Ils doivent en être malades.

— C’est marrant, en effet. Ils devraient peut-être trouver ça comique, eux aussi, non ? T’es encore plus anormal que je ne le pensais.

— Je n’en ai rien à foutre, je ne les connais pas.

— C’est ça ! Mais tu vois que la série noire dont je parlais tout à l’heure continue. Voilà encore deux types qui vont être suprêmement emmerdés et peut-être même zigouillés à cause de toi et de ta tigresse, surtout de ta tigresse.

Je m’arrêtai au milieu de la rue, déserte à cause de la pluie, et je regardai mon copain.

— Écoute, Jimmy, dis-je, je t’aime bien, mais tu commences à me courir avec ta philosophie. Si ça continue, je t’achèterai un cahier et tu feras un catalogue de tous les macchabées que nous avons rencontrés et que nous rencontrerons avec les raisons de leur mort, les circonstances et les responsabilités. Ma parole, tu as raté ta vocation, tu aurais dû te mettre procureur. Comme avocat général, on n’aurait pas fait mieux.

— Tu conviendras quand même…

— Je conviendrai tout ce que tu voudras. Je vais plus loin. Si le papa et la maman d’Hermine n’avaient pas fait l’amour, au mois de mars 1923, tout ça ne serait pas arrivé. Et si ses grands parents…

— Oh ! ça va comme ça. On ne peut rien te dire de sérieux, tu prends tout à la rigolade.

— C’est la preuve d’un esprit optimiste.

— Ouais ! Mais les deux individus qui sont au bigne à notre place, ils ne doivent pas l’être tant que ça, optimistes.

— Je me demande qui ça peut être.

— Est-ce qu’on sait ? On vit une époque où la moitié du pays fait plus ou moins partie de la police tandis que l’autre moitié est résolument hors-la-loi. C’étaient peut-être aussi des aviateurs alliés qui ont cassé du bois dans la région. Ou des espions.

— Ni l’un ni l’autre, répondis-je. La Gestapo n’est pas si cave, de prendre des aviateurs pour nos zigues. Quant aux espions, t’en fais pas pour eux, ils sont parfaitement en règle, ils ont plus de papiers et de certificats que tu n’en auras jamais. Ils n’ont pas besoin de se planquer dans le pétrole.

— Je te dis, il y a tellement de cas ! Les prisonniers évadés, les réfractaires, les déserteurs, les trafiquants, et les truands tout court.

— Voilà deux mecs, de toute manière ils sont roustis.

Tout en parlant, on était arrivés devant une des portes qui s’ouvrent dans les fortifications.

— Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ? demanda Jimmy. C’est tout petit, ici. J’ai l’impression qu’on va s’y emmerder ferme.

— Tu ne crois pas qu’on va y moisir, non ? Notre but, c’est Lyon. C’est grand, j’y ai un copain, on s’y planquera facilement et c’est le centre des affaires, tu saisis ?

— Parfaitement. Mais ce sandwich au pâté de cabot m’a donné soif. Si on allait boire un pot ?

— C’est le moment, en effet. On va se coller une demi-bouteille de côtes-de-Beaune, ça irait mal si on n’en trouvait pas ici.

Eh bien, on n’en trouva pas ! Le premier bistrot nous dit simplement qu’il n’en avait pas. Le deuxième expliqua que ce n’était pas le pinard qui manquait, mais l’emballage. Y avait pas de bouteilles, on ne savait pas où le fourrer. C’était un baratin si pauvre qu’on avait envie de rire. Le quatrième fut plus franc. Il nous avoua que tout partait pour l’exportation. C’était pas dur de deviner laquelle.

— Mais, qu’il dit, Jimmy, et le pinard qu’ils s’envoyaient, les cheminots allemands, dans ce bistrot près de la gare ?

— Il en profite à cause de son emplacement et que son établissement est presque uniquement occupé par les boches. Le Contrôle Économique ne viendra pas l’empoisonner là.

— Comment, ils sont durs à ce point ? C’est si interdit que ça de boire du bourgogne ?

— Mais ce n’est pas du bourgogne que vous avez vu boire. C’est du vin de Perpignan. Mais ça aussi, c’est interdit. Il est défendu de servir du pinard au comptoir.

— Ah ! Nom de Dieu ! gémit Jimmy. Je suppose qu’à Perpignan ils ne doivent consommer que du bourgogne.

— C’est ce qu’on appelle la répartition. Ça nous paraît idiot, à nous, mais ça doit répondre à quelque chose qui nous échappe. Ce ne sont pas des couillons qui dirigent ça, vous pensez, ce sont des gens qui ont fait des études.

— Bien sûr.

Non, ce n’étaient pas des couillons, mais c’étaient de beaux salauds. C’est nous qui aurions été des caves si on ne s’en était pas aperçus.

Il va de soi que j’étais déjà fixé sur les procédés officiels à l’égard du ravitaillement, mais il fallait voyager en province pour constater que c’était encore plus moche et plus pourri que ce qu’on pouvait espérer.

Le patron, à la place de bourgogne, nous offrit un pastis à la manque, en nous faisant observer qu’après tout, c’était l’heure de l’apéritif. Mais il nous conseilla de l’avaler cul sec, on sait jamais, un de ces poulets pouvait entrer et c’est tout le monde qui serait emmerdé. Le client était sonné autant que le patron.

Il n’était pas mauvais, leur pastaga. Ils avaient dû le fabriquer avec des alcools de vin. Il sentait bien encore un peu le marc, mais ça pouvait passer.

Il n’était pas loin de cinq heures et la nuit commençait à tomber. Une nuit d’hiver froide, parcourue de rafales de vent mouillé. Le taulier alla fermer ses rideaux bleus et allumer l’électricité.

Je m’accoudai au zinc, étreint par le cafard. Déjà qu’à Paris ça ne me réussissait pas beaucoup, l’instant crépusculaire, ici ça prenait l’ampleur du désespoir. Dehors, on entendait le vent siffler et remuer les dernières feuilles mortes en train de se décomposer dans les ruisseaux. Je me sentais perdu, loin de tout ce qui m’était familier, de tout ce qui, jusqu’à présent, avait constitué ma vie, la base même de mon existence, et qui me permettait de ne pas trop m’attarder à regarder la vie et surtout mon avenir en face.

Mais ici, bonsoir, je nageais.

Heureusement que j’avais Jimmy près de moi. Il faisait aussi une sale tête. Peut-être songeait-il aux mêmes choses que moi, peut-être remâchait-il également ses regrets et son découragement. Je savais depuis peu que sous ses allures de catcheur c’était un tendre.

Moi, je me revoyais à Paris, je retrouvais la rue Pigalle et le boulevard Barbès. Avec un tout petit effort délicieux, je retrouvais l’odeur des bars, des parfums chers et des cigarettes de contrebande. À cette heure-ci, pourtant, la rue Blanche n’était pas plus éclairée que la rue principale de Beaune, c’était du kif. Mais il y avait beaucoup plus de monde dehors. Malgré le mauvais temps, on entendait jaillir de la musique de l’entrebâillement des rideaux noirs. Ici, c’était le vent qui venait, avec sa voix trop plaintive.

Là-bas, ça sentait le luxe et la vie facile. Et parmi toutes ces ombres, accoudées au zinc de Fredo, il y en avait une qui m’obsédait. Elle ne jouait jamais au 421, elle ne parlait presque à personne, elle fumait nonchalamment sa cigarette au bout d’un long tuyau d’ambre. Et le soir elle serait dans mes bras, toute nue, dépouillée de sa morgue, pâmée de plaisir.

— Remettez-nous ça, dit Jimmy d’une voix bourrue.

Je sursautai et revins à Beaune.

Dans ce bar presque désert encore, l’éclairage était chiche. Les murs étaient gris, l’air était épais et chaque angle était un coin d’ombre, triste de l’absence de gens qui ne viendraient plus. De gens qui étaient partis depuis des années, très loin, de l’autre côté du monde — ou qui étaient morts et dont le vent, sur les tombes avait emporté les dernières fleurs et les derniers souvenirs.