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— Maurice, me dit un jour Jimmy, tu veux que je te dise la vérité ? T’es un cave, rien d’autre qu’un pauvre cave et par-dessus le marché un apprenti cocu.

Je me contentai de ricaner.

— Tu peux rire, continua mon pote. Tu n’en auras pas toujours envie. Les femmes, ça ne connaît que la trique, je t’en parle par expérience. Si tu es gentil avec elles, elles te prennent tout de suite pour un micheton.

— Hé, répondis-je. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je n’ai aucune raison de la dérouiller, elle ne m’a rien fait.

— Dérouille-la quand même de temps en temps, en prévision de ce qu’elle te fera.

J’avalai mon glass et je ne répondis pas. Je n’osais pas lui dire que j’avais le béguin. On a de ces pudeurs. J’avais peur qu’il se foute de moi.

— Combien qu’il t’a laissé, entre nous, ton dernier braquage ? Tu n’as pas voulu travailler avec moi, tu as préféré le faire seul, sous prétexte que tu avais besoin de beaucoup de fric.

— Deux cents sacs, dis-je.

— Il n’y a que quinze jours et t’es déjà raide ! s’exclama Jimmy en levant les bras au ciel. Tu n’en sortiras jamais. Puisqu’elle veut être si coquette, qu’elle aille chercher elle-même le pognon. Mets-la sur le turf.

— T’es pas fou ? sursautai-je. Je ne veux pas tomber pour mac.

— Tu vas tomber pour agression, si tu continues, et c’est bien pire. Les Chleuhs ne te pardonneront pas de te balader avec un pétard. En plus, tu sais, en tôle, par le temps qui court, c’est encore moins marrant que d’habitude. Y a Pied Plat qui vient de s’en farcir une pige et je te jure qu’il n’est pas gras. S’il veut continuer son boulot il n’a plus besoin de casser la porte, il peut passer directement dessous. Il tiendrait dans une enveloppe. Paraît qu’on y crève de faim, c’est pas croyable.

— Y a les colis, répliquai-je.

— Les colis ? ricana Jimmy, qui c’est qui t’enverrait des colis ?

— Hermine.

— Pauvre con ! Peau de balle qu’elle t’enverrait ta souris, t’entends ? Peau de balle. C’est une fille qu’a trop besoin de flouss. Si tu tombes, elle te plaque, c’est pas dur, comme deux et deux font quatre.

Il commençait à me coller le cafard, ce mec, à jouer les Nostradamus.

— Ça va, dis-je. Laisse tomber. Appelle plutôt le garçon, qu’on se barre d’ici. Ce bistrot ne me plaît pas.

— Comme tu veux.

On paya, on liquida nos verres et on se retrouva rue Germain-Pilon, dans le maussade crépuscule glacé d’un soir d’hiver.

Je frissonnai et je relevai le col de ma canadienne. Le million que je trimballais dans ma poche n’arrivait pas à me réchauffer. J’étais écœuré. Je me demandais si je ne ferais pas mieux de filer dans le Midi. J’avais un copain, on s’était connu à Poissy, avant la guerre, maintenant, c’était devenu un officiel, il était quelque chose à la Gestapo. Il me fournirait tous les papiers que je voudrais. Je n’avais qu’à donner un coup de fil rue Lauriston. Je serais servi le lendemain.

— J’ai envie de foutre le camp, dis-je à Jimmy. L’atmosphère de Paris me dégoûte.

— Tu as tort, répondit-il. C’est encore ici qu’on est le mieux. Dans le Midi on crève de faim plus qu’à Paris, c’est cher comme tout, on n’y a pas de relations avec les Frizés, et dans le centre le maquis t’empoisonnera l’existence.

— Ce que t’es pessimiste !

— Moi ? fit-il, au contraire, mais je vois les choses comme elles sont.

On descendit du trottoir pour laisser passer un officier allemand. De loin en loin, de petites lampes bleues commençaient à s’allumer. J’étais saisi d’un cafard énorme. Je ne sais pas si c’est mon foie qui ne va pas, l’Étudiant prétend que c’est atavique, que ça vient du fond des âges, mais à la nuit tombante je suis saisi d’une angoisse, d’une sorte de frousse. Je n’ai plus goût à rien.

— Viens, dis-je à Jimmy. On va se taper le pastis chez Fredo. J’espère que ça me remettra. Tes histoires m’ont complètement déprimé.

— Faut pas te frapper, répondit-il. Ce que j’en disais… Et puis ce ne sont pas les souris qui manquent.

Je ne sais pas ce qu’elles lui ont fait, les gonzesses, à Jimmy, mais il ne peut pas les encadrer. Il les prend, il les baise et après bonsoir madame. Contentes encore quand il ne les met pas à l’amende. Ça doit venir de ce qu’il a été trop longtemps maquereau. Déformation professionnelle, quelque chose comme ça.

C’est vrai qu’en définitive il n’encaisse pas grand monde. Il peut pas voir les Allemands, les flics, naturellement, c’est du pareil au même, jusqu’aux truands, qu’il ne porte pas dans son cœur. C’est peut-être de l’orgueil, il doit se prendre pour un type supérieur. Je crois que je suis le seul à avoir sa sympathie.

À ce moment-là, ça faisait déjà une pige qu’on travaillait ensemble et vraiment c’était un mec régulier. Il savait monter un coup avec juste ce qu’il fallait de prudence et d’audace. On n’aurait pas fait mieux au cinéma. Comme il vivait seul et sans chiqué, je pense qu’il devait avoir pas mal de pognon de côté.

Comme on arrivait rue Pigalle, la pluie se mit à tomber.

— Ah ! merde, grommela Jimmy. Voilà que ça devient quotidien à présent. Heureusement qu’on n’a rien à faire ce soir.

Mais le bar de Fredo n’était pas loin. Il y avait déjà Dominique et Dédé le Centaure qui jouaient au zanzi. C’étaient des passionnés, ceux-là. Tous les jours, ils s’envoyaient des cinq, six parties et ça finissait presque à chaque fois par des engueulades.

On s’approcha du zinc et on commanda deux pastis.

— Vous buvez de ça ? s’étonna Dominique. Y a rien de plus mauvais.

— Pas tant que ça, répondit Jimmy, en clignant de l’œil.

— Moi j’en bois plus, dit Dédé, depuis qu’ils ont fauché les bocaux à fœtus du Muséum.

— Et moi je veux pas devenir dingue, renchérit Dominique. L’autre jour il y a un mec qui est entré dans un bar. Il était tout ce qu’il y a de plus normal. Il s’en est tapé deux. Eh bien, il est ressorti à quatre pattes. Il essayait de mordre les mollets des passants. Les poulets sont venus, ça a fait une de ces salades !

Tout le monde, comme de bien entendu, se mit à rigoler.

— Moi, dit quelqu’un, j’ai vu un type devenir aveugle, comme ça, d’un seul coup.

— On pourrait essayer de le faire goûter aux aveugles, ricanai-je, peut-être que ça leur rendrait la vue.

— T’as raison, dit Dominique, avec un sourire équivoque, je ne dis plus rien.

Qu’est-ce qu’il voulait, ce tordu, avec ses airs de me chambrer ? Je n’eus pas le temps de le lui demander, car la porte s’ouvrait. Hermine entra. Elle était ruisselante.

— Ah ! s’exclama-t-elle, qu’est-ce qu’il descend ! C’est un déluge. Regardez ça, pour venir du métro, ce que j’ai pu saucer.

Elle s’approcha et m’embrassa.

Je ne sais pas si c’est le pastis ou sa présence, je sentais mon cafard se dissoudre. J’entrais pas à pas dans une bienheureuse euphorie. Tout me semblait plus facile. Je commençais à faire ce raisonnement dangereux que, somme toute, les pires salades finissent bien par s’arranger. Il n’y faut qu’un peu d’intelligence, s’agit de savoir prendre le bon bout.

— Tu pouvais pas rester dans le métro et attendre que ça cesse ? dis-je.

— Je m’embêtais, répondit-elle, et puis ça va peut-être durer toute la nuit. J’espérais que tu serais ici et que tu m’offrirais l’apéritif.

— Naturellement.

— Y a du bon et du mauvais dans ce temps, dit Dédé. Mais je voudrais que ça se passe comme ça tous les soirs. Peut-être qu’on n’aurait plus d’alertes. J’en ai par-dessus la tête, moi, d’être réveillé par leur badaboum.