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Mais ce coup-ci, ce n’était pas du tout le même tabac. Martin et Simon, on les avait vus, on les avait connus, on leur avait parlé. Et non seulement ça, mais encore ils nous avaient aidés à échapper à ce sort qui maintenant était le leur.

Il m’était très facile d’imaginer ça. Le curé qui vient les chercher dans leur cellule, le commandant du peloton qui signe à leur place sur le registre d’écrou, la promenade en fourgon cellulaire et puis le cortège, le trop long et trop lent cortège, à travers les fossés, dans l’herbe humide qui vous trempe les pieds. C’est déjà le froid de la mort qui vous pénètre, à travers vos godasses, le froid de la terre qui va vous accueillir. Et puis le mur, et la rafale.

Ça ne fait rien, ils avaient été drôlement rapides, les salauds. Arrêtés le matin, fusillés sans doute vers midi, au moment où précisément la Gestapo, dans le train, nous demandait nos papiers. J’en étais malade. J’aime trop prendre mes propres responsabilités pour admettre que quelqu’un paye à ma place. Je ne pouvais pas admettre ça. Cette idée me brûlait, je sentais mes joues rougir.

Pour l’exemple, qu’il avait dit, le pédé de la radio. L’exemple du sang. C’est un genre de démonstration qui ne démontre rien du tout. On s’imagine apaiser le monde en montrant sa force, on ne provoque que la haine et la colère. Mais allez expliquer ça à un militaire ! Il vous rira au nez.

Jimmy avait sa tête des mauvais jours. Il pensait certainement aux mêmes choses. Il avala son verre et fit un nouvel appel à la bouteille.

— Tu vois, dit-il, ce qui nous attend si on se fait piper. On est archi-bons. Ce ne sera pas la peine d’attendre une indulgence ou d’espérer une grâce amnistiante, faudra suivre le chemin de monte-à-regret.

— Il y a longtemps que je le sais, répondis-je.

— Voilà des mecs qui n’avaient rien fait, ou presque, ils s’étaient simplement compromis en nous permettant de nous évader. Ils les fusillent, alors, nous qui en avons descendu quatre, en collaboration, si je puis dire, tu parles ce qu’on va aller chercher ! Question passage à tabac, en guise de hors-d’œuvre, on aura droit à la première classe. Moi, je n’y tiens pas du tout.

— Moi non plus.

— Ils n’y vont quand même pas avec le dos de la cuillère, tu te rends compte !

— Nous non plus, dans ce cas, on ne va pas prendre des gants. Je ne sais pas ce que tu comptes faire, mais moi je suis bien déterminé, maintenant. Chaque fois que je pourrai en prendre un dans un coin obscur, je lui ferai cracher ses dents avant de le farcir comme une dinde de Noël. Je te le promets.

— Somme toute, ils ont un peu de retard sur nous, tu conviendras. Nous, on a déjà réduit quatre des leurs à l’état de descente de lit. Et ils n’en ont eu que deux.

— Deux de trop ! grommelai-je.

— C’est pas tout ça, répondit Jimmy. Il est sept plombes, faudrait peut-être penser à aller bouffer.

— Comment, ça ne te suffit pas, les sandwiches de quatre heures ? Tu ne penses qu’à croûter !

— Ah ! qu’est-ce que tu veux, moi, depuis qu’il n’y a rien à se mettre sous la dent, j’ai toujours faim, bien que je n’aie encore jamais été privé. Ça doit être que mon estomac a l’esprit de contradiction.

Je hochai la tête et vidai dans mon verre le pinard qui restait.

— Cette histoire m’a coupé l’appétit, dis-je en hochant la tête. Par contre, j’ai soif. Je boirais la mer.

— Il ne faut pas te frapper, répondit mon pote. C’est la vie, ça. Il y en a toujours qui paient pour les autres. Tu crois que nous, nous ne sommes pas en train, depuis quatre piges, de solder la facture des conneries de quelque copain inconnu ? Tu l’as voulue, toi, la guerre ?

— Tu parles !

J’étais bien trop peinard avant le badaboum. J’avais un garage à Louviers, sur la route d’Évreux, je gagnais bien ma vie, je venais de me marier. Ça marchait à peu près, je ne cassais pas les glaces, bien sûr, mais enfin j’étais pas malheureux. Et puis la guerre était venue. J’étais monté là-haut, comme tout le monde. Et quand j’étais revenu ma femme avait fait la malle avec un affecté très spécial, un châtelain, un embusqué, pour tout dire. Paraît qu’ils seraient en Amérique. Elle avait tout oublié de notre amour de jeunesse, si pur et si tendre, excepté mon pognon, qu’elle n’avait pas omis d’emporter. Je me suis retrouvé sans un rond devant une maison vide et un garage désorganisé. Alors j’ai bifurqué. Je suis venu à Paris. J’ai fait un peu la foire avec la galette qui me restait. Quand j’ai été fleur, je suis allé en chercher d’autre. Et voilà. C’est tout ce qu’il y a de simple.

Décidément, c’était une sorte de Toussaint, pour moi, aujourd’hui. Tout mon passé, toutes mes salades, tous mes emmerdements, tous mes regrets, arrivaient en même temps, comme une meute qu’on a sifflée.

On paya la demi-bouteille un prix astronomique et on sortit. Dehors, il pleuvait toujours, de plus en plus fort, mais ça n’avait pas fait tomber le vent, au contraire. Je crois qu’il était plus violent encore que tout à l’heure. Je courbai le dos sous la rafale, déçu, meurtri, amer.

C’était à croire que cette putain de société, française ou allemande, avait juré de me tenir à l’écart, de se débarrasser de moi en me mettant dans des situations inextricables. Je ne cherchais pourtant pas mon destin, tonnerre de Dieu ! À cette heure-ci, au lieu de me balader comme une cloche dans les rues de Beaune à la recherche d’un restaurant et d’une chambre chaude, le regard aux aguets et le pétard dans la poche, j’aurais préféré être dans une carrée tiède avec une femme douce et une bonne assiette de soupe devant le nez. Je ne suis pas un héros, moi, je suis un mec comme les autres, avec des aspirations au bonheur et un besoin de confort et de sécurité tout ce qu’il y a de bourgeois. Manque de pot, la vie a fait de moi un truand. Et maintenant que j’avais enfin récupéré un million qui allait me permettre de me retirer des affaires, me voilà de nouveau dans le bain jusqu’au cou. Et quel bain ! De quelque côté qu’on se tourne on se brûlait toujours à quelque chose.

Nous marchions silencieusement sous la pluie d’hiver dans la rue déserte, en essayant, dans ce black-out, de repérer l’enseigne d’un restaurant. On finit par en trouver un. Mais lorsqu’on entra le patron ne voulut rien savoir.

— Je regrette, messieurs, depuis la guerre je ne fais plus restaurant. C’est presque impossible de se procurer du ravitaillement. J’ai une réputation à soutenir. J’ai préféré me saborder.

Dans le deuxième, rien à faire non plus. Celui-là continuait son activité mais il assura que c’était trop tard, qu’il avait tout donné aux six clients qui étaient là et qu’il n’avait rien dans la maison, mais là, rien, à telle enseigne qu’il se demandait comment qu’il allait bouffer lui-même.

Pour nous prendre à ce point pour des idiots, fallait pas qu’il soit lui-même bien intelligent. Mais que faire contre la mauvaise volonté et la force d’inertie ? Le mieux, c’était de chercher ailleurs.

— J’ai compris, dit soudain Jimmy, quand nous fûmes à nouveau sous la douche du Bon Dieu, ils se méfient. Ils ne nous connaissent pas. Tu as entendu le patron du bistrot où on a bu le pastis ? C’est bourré de poulets, paraît-il. En ce temps de contrôle économique, avec leurs combines de jours sans et de menus types, ils viennent fourrer le nez jusque dans ton assiette, à ce qu’il paraît. Comme on est deux, qu’on est étrangers au pays et sans doute aussi qu’on n’a pas précisément des gueules d’enfants de chœur, ils doivent nous prendre pour des poulets.

Peut-être bien. Ça, alors, c’était marrant !