— Ne t’en fais pas, dis-je en riant. Ils ne m’auront pas encore ce coup-ci. Allez, bonsoir.
Mais comme j’arrivais à la porte, je me retournai, Jimmy avait repris sa place et s’apprêtait à continuer sa lettre.
— À propos, dis-je, tu n’as rien à boire, dans ta carrée ? Moi, l’amour, ça me donne soif.
— Qu’est-ce que tu veux que j’aie à boire ? T’as pas encore assez pompé, non ? J’ai la flotte du robinet, c’est tout.
— Pouah ! fis-je, en refermant la porte. Mais arrivé chez moi je m’en envoyai deux grands verres. Faut sauver sa réputation.
Le lendemain à six heures, on retrouvait les mécanos devant leur camion. Le temps de se taper un café arrosé et on repartait. Vers Paris, cette fois.
Je n’avais pas revu Thérèse et je n’avais d’ailleurs pas envie de la revoir.
À Auxerre, comme convenu, nous nous arrêtâmes et nous laissâmes Jimmy, qui devait prendre un autobus qui le mènerait directement à Mâcon. Les autobus, archi-combles, étaient bien moins surveillés que les trains et il avait quelques chances de passer au travers.
Ça me fit quand même quelque chose, lorsque le coup de l’étrier avalé, nous laissâmes mon copain, tout seul, dans ce bistrot désert. Nos destins bifurquaient, pour quelques jours. Il était pitoyable, Jimmy, avec son air de pauvre bougre abandonné. Pour un peu, je serais parti avec lui à Mâcon. Mais il avait raison, il valait mieux se séparer pendant quelques jours. Et d’ailleurs, à Paris, un travail urgent m’attendait.
J’avais remis mon feu sous mon aisselle, et, coincé entre Émile, le mécano, et Paulo le chauffeur, j’étais si serré qu’il m’entrait dans les côtes. Mais j’étais heureux de le sentir là, bien au chaud, chargé jusqu’à la gueule, et prêt à fonctionner.
Comme on sortait d’Auxerre, pour tout arranger, le vent qui avait emporté les nuages de la veille les ramenait aujourd’hui, et il commença à flotter. Question de conduire sur une route mouillée, ça gênait sérieusement Paulo. Mais moi, la flotte, ça ne me déplaisait pas. Outre que j’aime assez le romantisme de la pluie, je pensais que du moins, avec un temps pareil, ça nous éviterait de mauvaises rencontres, les gendarmes, tant français qu’allemands, devant être soigneusement planqués près de leur poêle et certainement peu soucieux de se tremper jusqu’aux os pour assurer un service qui ne donnerait peut-être rien.
J’eus un serrement de cœur à la sortie d’un village en voyant deux uniformes faire des signes désespérés, mal abrités par leur imperméable multicolore. Paulo ralentit un peu. Mais lorsqu’il vit que c’étaient deux troufions qui essayaient de l’auto-stop pour gagner sans doute le village voisin, il appuya sur le champignon et les laissa sur le bord de la route en déclarant qu’ils pouvaient bien y prendre racine si ça leur plaisait, et que c’était un genre de champignons qu’il ne ramassait pas.
Ce fut le seul incident de l’expédition. À midi, on s’arrêta dans une auberge au bord de la route et j’offris le repas dont le menu se défendait assez.
Bref, à deux heures, on franchissait la porte des Lilas.
J’allongeai une belle pièce à mes chauffeurs, après leur avoir offert le dernier coup, en leur expliquant qu’ils m’avaient tiré une belle épine du pied, que j’étais pressé de rentrer à Paris et que j’avais horreur de voyager dans des trains pleins à craquer, avec le gosse du voisin qui vous fait pipi sur les genoux et les grappes humaines accrochées à la portière.
Ils me quittèrent fort satisfaits. Ils ne se doutaient aucunement du mec qu’ils venaient de transporter et de ce qui se serait passé si les boches ou les gendarmes français avaient eu la maladresse de nous arrêter et d’être trop curieux sur notre identité.
J’avais largement le temps. Je ne pourrais vraiment tenter quelque chose qu’à la nuit.
D’après ce que Jimmy m’avait dit, c’était une fille qui travaillait dans une entreprise quelconque et qui rentrait d’assez bonne heure.
Je décidai donc d’aller faire un tour sur la Butte. C’était sans doute le seul endroit où on ne me soupçonnerait pas de me trouver. D’ailleurs, je ne sais pourquoi je me cassais la tête, ce n’était pas la peine de me frapper, ils ne me chercheraient pas à Paris. Ils avaient appris qu’on était en province, Jimmy et moi, ils ne supposeraient jamais qu’on ait eu le culot de revenir à Montmartre le lendemain. Le plus en danger de nous deux, en somme, c’était Jimmy, sauf que là-bas, il n’était pas connu.
La Butte était farcie de soldats allemands qui arpentaient en touristes les trottoirs, descendaient poliment quand ils rencontraient une femme. On devinait que ceux qui venaient là étaient d’une éducation différente de la plupart des autres, je veux dire du gros de la troupe. C’étaient des mecs qui avaient reçu une certaine éducation.
Je fis le tour de divers bistrots, jusqu’à ce que la nuit soit complètement tombée. Je m’emmerdais ferme. Enfin, sur le coup de six heures, je descendis chez Fredo en toute tranquillité. À condition, de ne pas m’y attarder, because les mouches possibles, je ne risquais pas grand-chose. Je voulais essayer de voir Dominique et surtout la gueule qu’allaient faire les habitués en me voyant entrer.
Si je m’étais attendu à ce que ce soit un beau chabanais je me serais bien trompé. Personne ne broncha. Fredo me serra la main comme si de rien n’était, avec peut-être un peu de curiosité dans le regard.
Bien entendu, tout le monde était au courant de mon aventure. Ils n’avaient pas eu besoin de lire mon nom dans les journaux pour savoir de qui il s’agissait.
Dominique vint tranquillement vers moi et me serra la main, comme si, depuis qu’on s’était quittés, rien ne s’était passé. Il m’entraîna un peu à l’écart.
— Tu n’es pas dingue, non, de revenir ici, après cette histoire ? On va boire un coup en vitesse et on va aller pomper un verre dans un bistrot où on n’est pas connus. C’est trop dangereux ici. Jusque-là, tâche de la boucler.
— O.K.
On s’enfila chacun deux verres de martini, pour que ça fasse le compte, et nous partîmes paisiblement, comme des consommateurs innocents.
Dominique me mena dans un bar de la rue des Martyrs.
— Même ici ce n’est pas sûr, dit-il, Montmartre s’est bourré de poulets, partout, et de donneurs. Y en a jamais tant eu… L’essentiel c’est de ne pas tomber sur un mouton qui te connaisse.
On se tut pour laisser la bonne nous servir et Dominique reprit :
— Et alors ? Tu t’es fait la paire ? J’ai appris par les journaux qu’ils vous avaient arrêtés à Dijon, toi et Jimmy ? Et qu’est-ce qu’il est devenu, lui, Jimmy ? Il est toujours au bigne ?
— Hé ! dis-je, arrête un peu ! Comment veux-tu que je réponde à trois questions en même temps ?
Je lui expliquai que ce n’était pas nous qui avions été sautés en gare de Dijon, mais des mecs qu’on ne connaissait pas, je lui dis que Jimmy se portait bien, merci, et que je comptais le retrouver bientôt, que j’étais revenu à Paris pour affaire et que je repartirais aussitôt.
— J’espère, fit-il en riant, que tu n’es pas de nouveau venu pour zigouiller quelqu’un ?
— Non, non, rassure-toi, lui dis-je ; je suis venu pour encaisser un peu de pognon qu’on me devait. Ce n’était pas le moment d’écrire en priant qu’on m’envoie un mandat.
— Tu parles !
Je ne me souciais pas de mettre Dominique dans la confidence. Quand on veut réussir un truc, il ne faut en parler à personne. Non pas que Dominique puisse me nuire en quoi que ce soit, ce n’était pas son genre, mais il aurait essayé de me dissuader et il n’aurait pas compris que je vienne ici risquer ma peau pour le plaisir de venger des flics.