Je le quittai bientôt. Nous nous souhaitâmes mutuellement bonne chance et il disparut dans la foule qui marchait à tâtons dans le black-out. Quand allai-je le revoir, celui-là aussi ?
De revoir le bistrot que nous fréquentions, Hermine et moi, de retrouver cette ambiance qui avait été celle de notre amour, ça m’avait foutu le cafard. Pourtant, on n’avait pas dit un mot d’elle, on n’avait même pas cité son nom. Dominique était un type plein de tact. Mais j’avais instinctivement repris, chez Fredo, la place que j’occupais au zinc lorsque je l’attendais. Il avait suffi de retrouver cette habitude, mais il y avait quelque chose qui clochait. Il y avait Hermine qui ne reviendrait plus. J’aurais beau me mettre dans le même coin et y rester dix ans, c’était comme si je pissais dans un violon.
Il en viendrait peut-être une autre, mais celle-là, fini. Plus jamais.
J’avais enfoncé mon chapeau sur mes yeux et, les mains aux poches, je marchais à travers la foule, seul, plus seul que si j’avais été sur une autre planète, au milieu d’êtres vivants mais d’un monde étranger.
J’allai manger sans goût un repas qui n’en avait pas non plus et j’allai boire une fine dans un bar de la rue Germain-Pilon où ne fréquentait aucun de ceux que je connaissais. J’attendis là qu’il soit neuf heures bien sonnées. Après quoi je me dirigeai vers l’hôtel de Jimmy.
J’étais tranquille, je savais où se trouvait la carrée de la tordue. J’espérais seulement qu’elle ne me ferait pas attendre trop longtemps, de façon que je sois à la gare avant le couvre-feu. Je ne me souciais pas, en effet, de descendre dans un hôtel. Avec leur sale manie de faire déposer les cartes d’identité au bureau, c’était un coup à se faire gauler au petit jour.
Rue Fontaine je m’approchai précautionneusement de la taule et je regardai dans le bureau. Il n’y avait que le gros patron en train de lire son journal. Il était seul. La pièce, derrière lui, était éteinte, j’en conclus que je pouvais y aller.
Je traversai la rue, j’entrai dans le bistrot d’en face. Je bus un cognac et notai mentalement le numéro de téléphone de cet établissement. Après quoi je sortis pour entrer au bar en face, juste à côté de l’hôtel. Je commandai un deuxième cognac, pris un jeton de téléphone et réglai le tout immédiatement. Puis je m’enfermai dans la cabine et formai le numéro du café que je venais de quitter. Il y eut deux ou trois bourdonnements, puis une voix féminine me répondit.
Bonsoir, madame, dis-je, je m’excuse de vous déranger mais j’ai oublié le numéro de l’hôtel en face, vous savez, le 12 bis ? Est-ce que ça vous dérangerait beaucoup d’appeler le patron au téléphone ?
Ça ne la dérangeait pas du tout. Ça fait toujours gagner une consommation.
— Mais non monsieur, ne quittez pas.
Je comptai jusqu’à trois, le temps qu’elle se fût éloignée de l’appareil et je raccrochai. Je bondis vers la porte. Je sortis et me collai dans l’encoignure.
Je n’attendis pas longtemps. Je vis un garçon traverser la rue en courant, puis la retraverser en sens inverse, toujours galopant, suivi du gros taulier.
Alors j’entrai tranquillement dans l’hôtel, fis fonctionner la minuterie et grimpai au troisième étage.
Je me surpris à sourire en imaginant la tête qu’il allait faire, le taulier, en trouvant peau de balle au bout du fil et en voyant qu’on l’avait dérangé pour rien. Il allait encore maudire les P.T.T. et la censure allemande.
J’ai été suffisamment casseur, dans ma vie, pour avoir appris à ouvrir une porte d’hôtel avec un bout de fil de laiton. Mais avant toute chose je collai mon oreille à la porte. Fallait pas faire d’impair et fourrager dans une serrure si la môme était à l’intérieur. Ça lui aurait donné le temps d’appeler au secours.
Mais la lumière n’était pas allumée et c’était le silence. J’en conclus que je pouvais y aller.
Trente secondes plus tard, j’étais dans la carrée de la voisine. C’était une chambre assez coquette, plus accueillante que celle de Jimmy. Divers objets de toilette traînaient sur la table, ainsi qu’un peu de lingerie. Il y avait aussi une lettre. Elle ne paraissait pas bien ordonnée, la poupée. Je ramassai la bafouille et la consultai. Elle s’appelait Colette Terdre. Ça commençait par ma chérie et ça continuait comme ça tout du long, pendant deux pages grand format. Le type semblait drôlement mordu. Il lui rappelait comment ils avaient fait l’amour, la dernière fois, et le plaisir qu’il y avait pris et la reconnaissance qu’il lui en gardait. Quel cave ! Ce n’est pas comme ça qu’il faut parler aux femmes, c’est le meilleur moyen d’être cocu. J’étais payé pour le savoir. J’avais reçu une leçon particulière qui m’avait tout de suite affranchi.
C’est alors que je me posai la question de savoir comment j’allais la descendre, la Colette. Jusqu’à présent, j’étais parti comme un coup de fouet, je n’y avais pas pensé. Ça, c’était idiot. Si je m’amusais, en effet, à tirer des coups de pétard dans l’immeuble à cette heure-ci, je n’irais pas bien loin. Avant que j’aie dégringolé les trois étages, le patron aurait appelé les poulets. Je me ferais cueillir en bas comme une fleur. Ah ! bon sang de bon sang !
D’un autre côté, pour l’étrangler, ça demanderait peut-être un peu de temps. Je ne suis pas très adroit dans ce genre d’opérations. Au demeurant je n’aime pas ça sur une femme, fût-ce la dernière des salopes.
C’est à ce moment que je découvris un couteau catalan, long à souhait, effilé et tranchant que ç’en était une bénédiction. Je pensai aussitôt à Bams, mon copain des corps francs, le boucher de Perpignan. Lui, il se serait servi de ça comme d’une clarinette, avec la même innocence.
Ça me dégoûtait encore plus de l’étrangler, la fille. J’allais jeter le couteau sur le bouquin dont il coupait habituellement les pages lorsque je me souvins que j’avais appris, jadis, à lancer la navaja.
Je décidai de voir ce que ça donnerait et si j’avais toujours la forme. Je dessinai grossièrement, sur la porte, une silhouette et je me mis au fond de la pièce. Le couteau partit en sifflant.
La première fois, je loupai même le dessin. La troisième fois, ça allait mieux. La quatrième était parfaite. Je le lançai ainsi dix fois de suite. Dix fois le poignard se planta à l’endroit que j’avais choisi.
Allons, ça n’allait pas trop mal. Je pouvais encore réussir quelques jolis coups. J’allai éteindre, car il ne fallait pas que la môme se méfie en arrivant, et si elle apercevait de la lumière sous la porte c’était fichu, elle ameuterait tout le quartier. Elle devait se tenir sur ses gardes.
Je m’assis sur le lit, la navaja sur les genoux, et j’allumai une cigarette en épiant les bruits de l’escalier. J’avais entendu dire qu’il y avait certains groupements qui envoyaient à leur future victime un petit cercueil de bois blanc, à titre indicatif. Paraît que c’était la meilleure des tortures morales. Le pauvre mec qui recevait ce cadeau ne savait plus où se fourrer. Il en mourait à petit feu, de crainte, d’angoisse, d’une terrible frousse rentrée. Chaque regard échangé dans la rue avec un passant anonyme lui semblait lourd de menaces, chaque individu qui venait à sa rencontre, en flânant, la main dans la poche de son veston, il se demandait si ce n’était pas celui-là qui allait le descendre. La nuit, il ne dormait pas. Il essayait de lire, sans y parvenir d’ailleurs, assis sur son lit, son revolver à côté de lui. Il en perdait l’appétit et peu à peu la raison. Alors, un beau jour, il mettait la clef sous la porte et partait pour un coin où du moins, il n’était pas connu. Il y menait une vie si calme qu’il se croyait tiré d’affaire. Des fois, on le laissait tranquille, des fois, par contre, quand il était bien reposé, l’ombre menaçante prenait forme et on tirait le type comme on tire un lapin, avec plus de facilité encore. Mais la plupart du temps on ne lui laissait pas le loisir de filer se faire descendre ailleurs. C’est ainsi qu’on en a tué des tas pour peau de balle, des types qui n’avaient rien fait mais dont la tête ou les opinions ne revenaient pas à certaines personnes.