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L’ombre, quand on attend, ça prête à la méditation. J’en arrivais à essayer de me définir, de me cataloguer moi-même, comme l’exige la morale bourgeoise. Qu’est-ce que j’étais, au fond, au point de vue moral ? Un grand seigneur ? Non. Un pâle voyou ? Non plus. Je trouvais à mes actes des justifications. Alors, un pauvre type ? En tout cas, moi, je n’ai jamais descendu un type gratuitement. Fallait vraiment que je sois sûr d’avoir affaire à une salope ou alors que je sois en état de légitime défense. Mais je ne suis pas capable de démolir un mec au hasard, comme ça, sur une information hasardeuse. Ce n’est pas que la vie d’un homme vaille si cher que ça, on le prouve bien tous les jours, on en déquille des quantités industrielles depuis quatre ans, sans l’ombre d’un regret, à telle enseigne que le quart de ceux qui tombent tous les jours, en temps normal, ça ferait un deuil national. Aujourd’hui, on s’en fout. Mais je crois que c’est une question de respect humain. Il me semble que si je tuais un type pour des prunes, au hasard, je ne pourrais plus me regarder dans la glace ni faire du gringue à une poupée.

Je songeais à tout cela en faisant sauter la navaja dans ma main. Il n’existe pas d’ombre absolue. Peu à peu, mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité. Je percevais les grandes lignes de la pièce, la table, le bout du divan, le bidet et la porte, la porte percée de trous de lumière qui me fascinaient.

Je regardai l’heure au cadran lumineux de ma montre-bracelet. Dix heures et quart. Pourvu que cette salope ne soit pas trop en retard ! Il fallait qu’elle soit là d’ici un quart d’heure, sinon tout mon plan s’écroulait, je n’aurais pas le temps de me barrer. Du coup, je commençai à m’impatienter.

C’est à ce moment que j’entendis deux pas dans l’escalier. Un pas d’homme et le glissement léger d’un soulier de femme. Ce n’était pas la première fois que ce genre de bruit me faisait sursauter, mais chaque fois les pas s’étaient arrêtés à l’étage inférieur ou bien ils étaient montés au quatrième.

Mais quand on est à l’affût, on retrouve un peu des premiers instincts de l’homme primitif. Cette fois, j’eus le sentiment formel que c’était Colette qui rentrait. Mais, diable ! si elle était accompagnée, ça changeait les données du problème, et bougrement. J’avais prévu la scène avec deux personnages, pas avec trois.

Foutu pour foutu, je sortis rapidement mon pétard et tirai la culasse. Il ne s’agissait plus de rigoler. J’allais tenter le coup du couteau, mais pour le deuxième visiteur ça dépendrait de ses réflexes. Et des miens.

Je me tenais debout, face à la porte. J’entendis une clef fouiller la serrure. Alors je levai ma main armée. La navaja, que je tenais par l’extrémité du manche, ne tremblait pas. C’était une belle arme, bien équilibrée. Avec ça, la môme, autant dire qu’elle était perdue. Elle ne recevrait plus de lettres de remerciements pour ses parties de bête à deux dos. Elle allait ouvrir la porte et avant qu’elle allume, elle serait une cible de premier choix sur l’écran lumineux du couloir.

Elle mit une éternité à ouvrir la porte. Mon petit travail de tout à l’heure n’avait pas dû précisément arranger la serrure. Enfin, elle donna un coup de pied dans le panneau qui alla claquer contre le mur, et la poule apparut en contre-jour, les mains en l’air. Mon couteau partit tout seul, comme s’il eut été animé d’un esprit diabolique, et il alla se planter dans la gorge de la fille, à la hauteur de la pomme d’Adam.

À ce moment, la lumière jaillit. La môme était toujours debout dans l’encadrement, immobile, les mains au ciel, avec la navaja, vibrante encore, dans sa chair. Elle me regardait, incapable de dire un mot, avec cette lame d’acier qui lui coupait la respiration, avec des yeux remplis d’une horreur immense.

C’est moi qui faillis hurler.

Colette, cette Colette, c’était ma femme, ma femme légitime, celle qui m’avait fait la malle de Louviers pendant la drôle de guerre. Je me demandais si je ne rêvais pas, si je n’étais pas la proie d’un cauchemar vaudevillesque. Ça ne paraissait pas vrai du tout, cette histoire :

Enfin, au bout d’un siècle, la fille, avec un rauquement, tournoya sur elle-même et tomba le ventre en l’air. Elle découvrit ainsi un type que je n’avais jamais vu et qui se tenait dans le dos de la poupée, un gros revolver à la main.

Il me regardait avec une expression d’indicible étonnement. Et nous étions là, tous les deux, face à face, chacun tenant le canon de son arme dirigé vers la poitrine de l’autre. Je comprenais maintenant pourquoi Colette, en entrant dans la chambre, levait les bras. Ce type la braquait. C’était lui qui avait ouvert la porte, qui l’avait poussée d’un coup de pied et la môme était entrée la première car il ne se souciait pas de la lâcher.

Ce coup-ci, je n’y comprenais plus rien. C’est l’inconnu qui ouvrit le premier la bouche.

— Qu’est-ce que vous foutez là, vous ? gronda-t-il.

— Et vous ? répondis-je.

— Moi, je… Ça ne vous regarde pas, ajouta-t-il précipitamment. Si vous ne me répondez pas immédiatement, je vous mets en l’air.

Il repoussa du pied vers l’intérieur de la pièce le cadavre de Colette et referma la porte derrière lui. Il avait, comme moi, intérêt à plus de discrétion.

— Pas si vite, répliquai-je. Mon joujou n’est pas si mal que ça, vous savez, il a une détente d’une douceur que vous ne pouvez croire. C’est bien simple, quand je l’ai sur moi, j’ai toujours peur qu’il parte tout seul.

L’inconnu continuait à me regarder d’un air furieux.

— D’ailleurs, continuai-je, en désignant le macchabée d’un hochement de tête, il me semble que ça se voit. Vous avez assisté à toute la scène. Et permettez-moi de vous dire que vous l’avez échappé de justesse. Si vous étiez entré le premier, c’est vous qui mesureriez le parquet, à l’heure actuelle.

Ma voix tremblait. On ne découvre pas sans émotion qu’on vient de tuer une femme qu’on a aimée et qu’on n’a pas vue depuis cinq ans.

Le type attribua à ce frémissement une tout autre cause.

— Vous lancez fort bien le couteau, convint-il, mais vous n’avez pas de sang-froid, vous êtes tous les mêmes, des velléitaires, des types qui veulent jouer les durs, qui font de grands coups, j’en conviens, mais qui tremblent en pensant aux responsabilités.

Je me mis à rire, d’un rire nerveux, sarcastique, que je ne reconnus pas.

— Foutez-moi la paix, avec votre psychologie. Vous n’y entendez rien. Vous savez qui c’est, la fille qui est là ?

L’homme eut un geste d’indifférence.

— Une certaine Colette Terdre. C’est tout ce que je sais.

— Vous ne semblez pas bien renseigné, alors. Moi, j’ai un peu plus de tuyaux. C’est mon ancienne femme, vous entendez ? mon ancienne légitime. Elle m’a abandonné et elle m’a mis sur la paille, par-dessus le marché, pendant que je faisais le con sur la ligne Maginot.

— Je vois, dit l’inconnu, avec placidité. Crime passionnel.

— Même pas ! répondis-je. C’était moi qui m’énervais, maintenant. Je me disais qu’il avait peut-être raison, ce type, j’étais un velléitaire, chaque fois que je venais de démolir quelqu’un, ça me faisait le même effet. Pourtant, ce n’était pas la crainte des responsabilités, c’était plutôt une sorte de dégoût.

— J’ai passé l’âge du crime passionnel, affirmai-je, oubliant sincèrement l’affaire d’Hermine, qui était à la base de tout ceci. Quand je suis venu ici, je ne connaissais même pas le nom de cette fille.