Выбрать главу

— Oh ! répliqua Dominique, à ce moment-là ils viendraient en plein jour. C’est pas des mecs à se dégonfler. T’as qu’à demander aux boches ce qu’ils sont en train de déguster.

— À ce propos, s’exclama Hermine, j’ai rencontré ton pote, celui qui est à la Gestapo. Comment qu’il s’appelle, déjà ?

— Meister ?

— Oui, c’est ça. On a bu un verre ensemble.

Le regard de Dominique pesa sur moi. Je ne comprenais pas ce qu’il me voulait. C’est de m’entendre parler de la Gestapo que ça l’emmerdait ? Après tout, je n’ai jamais su ce qu’il faisait ce mec-là. Chacun, dans ce bar, avait sa combine, mais personne ne faisait de confidences. Par exemple, Dédé le Centaure vivait du marché noir. Bon. Mais Dominique ? Peut-être qu’il faisait partie d’un service allemand ? À moins que ce ne soit le contraire et qu’il ne soit enrôlé dans la Résistance ? Mais je m’en foutais. Ce n’est pas parce que je connaissais un type de la rue Lauriston que je risquais quelque chose. Je ne suis pas flic, moi ; c’est pas mon boulot, j’en ai jamais croqué.

Et puis, d’ailleurs, maintenant, ils avaient la loi. Plus tard on verrait. Bien sûr, on le sentait déjà, pour les Fridolins les pommes étaient cuites. Mais la guerre n’était pas finie. Il y en avait encore pour un bout de temps. Quand il faudrait se retourner on se retournerait. J’en revenais à mes premières conclusions : tout finit par s’arranger. La vie, moi, ne m’a pas appris la morale, ça serait plutôt le contraire, le peu de chances que j’ai eues, il a fallu que j’aille les chercher. L’indulgence, je ne sais pas ce que c’est. On m’a toujours fait payer l’addition au prix fort, pas de cadeaux, alors il n’y a pas de raison pour que je ne majore pas mes factures. D’ailleurs la vie, c’est comme une rue où il y a beaucoup de trafic. Il faut, pour arriver au bout, se faufiler entre les voitures et les passants en essayant, autant que possible, de ne pas se faire rentrer dedans.

Moi, maintenant, je m’en foutais. J’avais une brique sur moi. Avec ça je pouvais tenir le coup pendant six mois sur la Côte, sans me casser la tête. Je n’avais qu’à me tenir peinard. Et comme, pour une fois, je ne l’avais pas fauché, ce pognon, je n’avais même pas les flics au cul. C’était une existence de pacha en perspective, quoi. Alors, comment que je m’en foutais des regards en dessous de Dominique ! Je n’avais des leçons de patriotisme à recevoir de personne, parce que moi, le patriotisme, je m’en fous. Mon pays, c’est mon portefeuille et ma police c’est mon Colt.

— Ça me fait penser à une chose, dis-je soudain à Hermine, qu’est-ce que ça te dirait de passer quelque temps entre Cannes et Nice ? On aurait sûrement un temps meilleur qu’ici. Et puis, là-bas, pas de bombardements.

Elle eut une moue.

— Ça ne me dit pas grand-chose.

— Tu n’aimerais pas ça, le pays des fleurs ?

— D’abord, des fleurs, en décembre, il ne doit pas y en avoir beaucoup. Il parait aussi qu’on y mange mal et pour se loger c’est un véritable problème. C’était déjà complet avant, mais depuis que les boches y sont installés, c’est la fin de tout.

J’étais un peu déçu. J’espérais que mon projet l’aurait emballée. Je souris et je la pris par le bras.

— Il y a quelques jours tu en avais une envie folle. Ça t’est passé ?

— Oui.

— Alors tant pis, pour une fois c’est moi qui commande, parce qu’après tu pourrais le regretter et ne plus oser me le demander. Je vais téléphoner à Meister. Faut pas négliger les affaires et puis, grâce à lui, on pourrait avoir un appartement meublé. C’est un type qui a des facilités.

— Je te dis que non.

— Et moi je te dis que oui.

Non mais sans blague ? Je me sentais envahi d’un désir énorme de mettre ce projet à exécution. Elle me suivrait. Elle m’aimait, elle ne voudrait pas me laisser partir seul. Et quand elle serait là-bas elle serait contente. C’était une gosse, pas plus.

Elle haussa les épaules.

— Je n’irai pas, dit-elle d’un petit air décidé.

Sans attendre ma réponse elle se tourna vers le barman.

— Fredo, tu n’as pas des cigarettes ?

— Non, je les ai finies.

Je me sentis devenir blanc, mes ongles s’enfoncèrent dans mes paumes. Je n’aime pas beaucoup ces façons d’agir, ni ces vexations devant le monde, encore moins quand ça vient d’une poupée. Et toujours, nom de Dieu, sur moi, le regard glacé de Dominique.

— Je vais en chercher à côté, dit-elle.

La caissière lui prêta un pépin et elle fonça dans le brouillard.

Jimmy avait raison. Faut pas trop leur laisser la bride sur le cou ni leur montrer qu’on les aime. Elles ont tendance à abuser.

Avec toutes ces manœuvres, je ne sais pas comment ça s’est fait, je me trouvai seul au bout du zinc avec Dominique.

— Elle ne partira pas, dit-il à voix basse.

— Qu’est-ce que tu me chantes ? m’exclamai-je.

— Elle ne partira pas, je te dis. Y a que toi, ici, qui n’es pas au courant. Elle a même eu le culot, l’autre soir, de l’amener ici.

— Qui ça ?

— Meister.

— T’es pas dingue, non ?

Quelque chose de cruel me tordait les tripes.

— Écoute, dit le Corse en posant sa main sur mon épaule, tu me connais, j’ai toujours été régulier et je n’ai pas pour habitude de me mêler des turbins des autres. Mais quand je te vois manœuvré par une tordue de cette trempe, ça me fait mal.

— Meister est venu ici ? Et après ? Qu’est-ce que ça prouve ?

— Oh ! de la façon dont la souris se tenait, ça prouvait beaucoup de choses. T’as qu’à demander à Jimmy. Lui, il a vu pire.

— Jimmy ! criai-je.

Il accourut.

— Alors, lui dis-je, tu ne pouvais pas m’affranchir plus tôt ?

— J’ai pas osé te le dire crûment, avoua-t-il. J’ai bien essayé de te le faire comprendre, mais tu étais plus bouché qu’un gardien de prison.

— Mais enfin, qu’est-ce que tu as vu ?

— Moi, dit-il, je l’ai vue sortir d’un hôtel avec Meister.

J’eus une seconde de dépression, quelque chose d’affreux.

— Remets-nous ça, dis-je à Fredo.

Mais presque aussitôt je me sentis gonflé d’une colère froide.

— Bougez pas, dis-je aux copains. On va régler ça. Faites comme si rien n’était. Officiellement, ce soir, Jimmy, on a un travail à faire, toi et moi.

— O.K., répondit-il.

Déjà la morue revenait. Je craignais qu’elle ne voie la crispation de mon visage. Mais je ne devais pas beaucoup l’intéresser car elle ne me regarda même pas.

Maintenant, tout s’éclairait d’un jour nouveau. Il y avait un tas de petits détails qui m’avaient échappé, auxquels je n’avais pas prêté l’attention nécessaire et qui, brusquement, prenaient du relief, accentuaient les lignes du drame. C’est comme ce jour où elle était rentrée à huit heures et demie, en prétextant une panne de métro. Une autre fois elle avait été prise dans une rafle. Tout ça, c’était des salades, baratin et compagnie. Ça devait durer depuis près de deux mois, cette histoire. Nous étions en décembre et elle ne le connaissait que depuis septembre. Et c’est moi qui le lui avais présenté, comme un vrai cave ! Et j’en étais heureux. Il m’était sympathique, Meister, je le considérais comme un bon pote. J’étais content de voir qu’il ne déplaisait pas à Hermine.

Ce qu’on peut être con, des fois, c’est pas croyable. Mais minute. J’avais encore mon mot à dire et je n’avais pas l’intention de laisser passer cette occasion.