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J’attendis un instant afin de retrouver mon calme. Fallait pas lui donner l’éveil. Or, tout à l’heure, en parlant à Jimmy, c’est bien simple, j’avais pas reconnu ma voix.

— Écoute, dis-je fermement. Ce soir, j’ai un turbin avec Jimmy, le dernier que je fais à Paris. Comme ça peut être duraille, j’ai l’intention de filer demain pour Menton. Tu vas téléphoner à Meister. Faut que tu ailles le voir ce soir. Il te donnera de faux faffes et des adresses sur la Côte. Dépêche-toi.

Elle ne se le fit pas dire deux fois.

Pendant qu’elle était au téléphone je clignai de l’œil aux copains et nous entamâmes un zanzi des familles, afin de lui donner confiance.

C’est à croire que la légende dit vrai, je gagnai deux tournées de suite avant qu’Hermine revînt du téléphone. Elle y avait mis un bout de temps. Elle en avait salement profité, la vache.

— J’ai eu un mal de chien à l’avoir, dit-elle en simulant la mauvaise humeur. Il m’a invitée à dîner. Quelle corvée ! Faut que j’y aille ?

— Naturellement, faut que tu y ailles.

Elle revint à la cabine et raccrocha presque tout de suite l’appareil.

— Tu m’en payes un autre ?

— Oui.

— À quelle heure rentreras-tu ?

— Pas avant minuit et demi, une heure.

— Si tu n’étais pas avec Jimmy, je croirais que tu me trompes, sourit-elle.

Ça alors, comme culot, c’était du cousu main. La rage faillit m’étrangler de nouveau. Je me tournai vers mon verre pour cacher mon visage et j’eus toutes les peines du monde à reprendre mon sang-froid.

— Ça va, dis-je enfin péniblement. Vas-y maintenant, tu vas être en retard.

Ça tombait bien, la pluie avait cessé. Il n’y avait que le pétillement de la bruine, parfaitement supportable. Seulement, un petit vent aigre s’était levé, qui n’était pas chaud du tout.

Elle sortit, dans un tourbillon de parfums chers.

Je jetai mille balles sur le zinc et je sortis derrière elle. Elle avait à peine une cinquantaine de mètres d’avance sur moi. Elle marchait allègrement, sans se retourner. Elle était heureuse. Elle croyait qu’elle marchait vers l’amour, la tordue. Mais nous étions trois dans l’histoire et je lui promettais, ce soir, une belle partouze.

Chapitre 2

Elle atteignit enfin la place Pigalle et prit un vélo-taxi. J’en fis autant. Je posai sur mes genoux la toile cirée et baissai mon galure sur mes yeux. Dans l’ombre du black-out, j’étais méconnaissable.

Le type qui la conduisait était costaud mais le mien ne manquait pas non plus de forme. Il conduisait le léger véhicule avec maestria. On les suivit comme ça jusqu’à la place des Ternes.

Elle entra dans un restaurant célèbre avant la guerre pour sa cuisine lyonnaise. Moi, j’allai m’installer au bistrot en face.

Je n’avais pas faim. J’avais comme des nausées. Un immense dégoût me tordait l’estomac et remontait jusqu’à ma gorge. C’était moche, vraiment infect. Il suffisait de regarder les clients, avec leurs yeux creusés, leur tabac ersatz et leur gueule de Carême pour être guéri de l’humanité jusqu’à la fin des siècles. On en était arrivé au point qu’on n’osait même plus parler du communiqué. D’ailleurs, on s’en foutait du communiqué, on préférait discuter cuistance, c’était plus personnel.

Entra un milicien suivi d’une belle poule, qui, pour montrer que ce n’était pas du chiqué, avait retroussé sa tunique sur sa fesse afin que chacun pût constater qu’il portait bien un revolver. Du coup, tout le monde se tut.

Pauvre cloche ! Si je lui mettais mon Colt sur le bide ça la lui couperait, j’ai l’impression. Il n’aurait pas envie de peloter sa morue.

C’était minable, on avait tous des airs de macchabées sous cet éclairage blafard. Mais si, en écartant un peu le rideau noir, on regardait dans la rue, c’était encore pire. Les trottoirs luisaient faiblement sous la lumière bleue et on voyait passer des ombres frileuses et voûtées. De temps en temps un bruit de bottes.

On venait tout juste de me servir une espèce de pinard sacchariné pompeusement intitulé banyuls lorsque la porte du restaurant lyonnais s’ouvrit. Dans l’éclair de lumière je vis entrer Meister, vêtu d’un confortable pardessus en poil de chameau.

Bon. J’en avais au moins pour une heure à attendre. Mais s’agissait pas de les louper.

Je gaffai encore un bon bout puis j’allai m’installer à la terrasse, dans le froid sépulcral de la nuit.

C’est déjà emmiellant d’attendre, on dirait que le temps s’est arrêté, mais dans l’ombre, c’est bien pire.

Les passants étaient rares. Pour me distraire, je sortis doucement mon Colt et examinai le chargeur. Il était plein. Je fis glisser la culasse et la première balle se plaça dans le canon. En position de départ. Ça, c’était une arme. Elle expédiait des pruneaux de neuf millimètres gros comme l’ongle de l’index. Avec ça, à cent mètres, je me chargeais de rectifier n’importe qui.

Il faut vraiment que les femmes soient inconscientes. Me faire ça, à moi ! Elle devait bien penser que si je venais à l’apprendre je ne jouerais pas les Sganarelles. Elle ignorait pourtant pas que mon joujou ne me quittait jamais, que je savais m’en servir et que certains mecs, déjà, avaient eu l’occasion de constater combien mes pépins étaient indigestes. Fallait vraiment que ça la tienne par le cul, cette pouffiasse. Ah ! Bon sang de Bon Dieu ! et tout le pognon qu’elle m’avait coûté !

Quant à l’autre salope, ce Meister de mes fesses, cet enculé de gestapiste, il allait me payer ça rubis sur l’ongle. Il allait voir qu’on ne se fout pas de moi impunément.

Je ne sais pas ce qui était le plus meurtri en moi, de mon amour, de mon amour-propre ou de mon amitié. C’était sauvage et doux à la fois. La haine, pour moi, ça a l’odeur de la pluie et de l’automne, c’est palpable comme les arbres, humide et rouge comme le raisiné. C’est comme si on avait un caillou dans le cœur. Et maintenant je la distillais cette haine. J’en tirais le maximum de saveur et de détermination. Pour tout dire je me sentais en pleine forme.

Or, la forme, on ne la possède pas toujours. Quand on la tient, faut en profiter ; si on attend trop longtemps, elle perd sa virulence, elle s’efface, elle descend comme le lait qui refroidit. Ce qui fait qu’au bout de deux heures passées à cette terrasse de malheur je commençais à me demander si ça en valait la peine et ce que je faisais là.

Je m’aperçus qu’en définitive il n’y avait rien de plus toc que cette garde solitaire à la terrasse d’un bistrot. Surtout que je commençais à être salement frigorifié, malgré les cognacs multiples que je m’étais farcis. De là à conclure que dans cette position j’avais plutôt l’air d’un con que d’un moulin à vent, il n’y avait qu’un pas que je franchis allègrement. Je me levai et sifflai le garçon. Mes tourtereaux, je les repiquerais au virage.

Y a des gens qui n’ont pas de veine, ou du moins qui cessent brusquement d’en avoir, dans une circonstance majeure de leur vie, au moment, précisément où ils en ont le plus besoin. Et cette petite défaillance de leur ange gardien démolit tout l’édifice. Ça s’écroule autour d’eux avec un bruit sourd.

Je partais déjà, en effet, lorsque Meister et Hermine sortirent du restaurant. Deux minutes de plus et je les loupais. Mais rien que de les voir ensemble, bras dessus bras dessous, ah ! Nom de Dieu ! Toute ma rogne me revint.

Je traversai rapidement l’avenue des Ternes, droit vers eux, la main dans la poche de ma canadienne. J’étais protégé par le black-out et puis c’est certain qu’ils ne pensaient pas à moi, à cet instant. Fallait profiter de l’effet de surprise.