Or, comme j’arrivais à leur portée voilà qu’une Opel noire, qui longeait le trottoir, s’arrête pile devant la porte du restaurant. Un type tout ce qu’il y a d’anonyme se penche.
— Sie sind Herr Meister ?
— Ia.
Mon acrobate prend Hermine dans ses bras et lui colle un de ces baisers qui font date dans la vie d’un cocu.
Ce qui se passa ensuite, n’importe quel psychiatre le trouverait normal.
Je levai mon feu et, presque sans viser, je lâchai ma bordée. À cette heure-là, dans ce quartier calme, ça fit un énorme raffut.
Meister porta les mains à son ventre. Il se tourna vers moi et me regarda avec stupéfaction. Puis il poussa un grognement et se laissa aller à terre. Étendu, il se fouillait encore pour atteindre son pétard.
Hermine, les mains sur les yeux, hurlait.
— Ta gueule ! criai-je.
Je bondis sur Meister et je lui expédiai un caramel en plein visage. Il devint aussitôt écarlate de sang.
— Ta gueule ! hurlai-je encore à la poupée.
Comme elle ne cessait pas de brailler, je tendis mon bras vers elle et je fis feu. Elle n’eut pas le temps de prendre congé. Elle ne dit même pas bonsoir à l’honorable compagnie, elle dégringola sans un mot.
Je m’étonnais de n’avoir pas déjà les flics ou les boches sur les reins. Il me semblait que ça durait depuis des siècles, cette aventure, et que le voisinage était farci de poulets. Maintenant, je commençais à avoir la trouille.
Pourtant, ça n’avait pas duré plus d’une demi-seconde. Le type de l’Opel n’avait pas encore compris ce qu’il se passait. Il était dur, le mec, dans son jeune âge on avait dû lui apprendre la musique à coups de marteau sur la tête, ça l’avait abruti.
Je ne lui laissai pas le temps d’analyser ses sentiments, je me tournai vers la portière et lui servis en pleine poire les restes du festin. Il bascula en arrière et je n’en entendis plus parler.
Mon premier geste fut de prendre la bagnole et de me trisser avec. C’était plus rapide. Mais je pensais que je n’aurais sans doute pas le temps et je me mis à courir dans la nuit.
J’aperçus à temps deux flics qui rappliquaient à toute pompe. Ils passèrent devant moi, bien persuadés qu’ils avaient encore des chances de me sauter.
Je repartis, tournai deux fois, trois fois, dans des rues inconnues. Je ne rencontrai personne et je repris mon pas normal.
Un peu plus loin, il y avait un bougnat chez lequel quatre types qui devaient être des larbins jouaient à la belote. Lorsque j’entrai, tout le monde la boucla, puis, ostensiblement, quelqu’un se mit à parler du temps qu’il avait fait, qu’il faisait et qu’il allait faire. C’était visible qu’ils se méfiaient de moi. S’ils avaient su le boulot que je venais d’effectuer, ils ne seraient pas restés dans ce bar une minute de plus. Ils se seraient tous barrés, afin d’éviter les responsabilités.
Je commandai un cognac et j’allumai paisiblement une cigarette. J’avais bien fait de ne pas faucher la bagnole. C’était une riche inspiration que j’avais eue là. Une Opel noire, ça se remarque, y a pas tellement de trottinettes en circulation. Et les boches allaient drôlement se magner pour essayer de me sauter. Deux de leurs agents et une souris descendus, liquidés, effacés en moins de deux, il n’y avait évidemment pas de quoi les réconforter.
En outre, il y avait le cadavre. Qu’est-ce que j’en aurais foutu du cadavre ? Je ne pouvais pas le trimballer jusqu’à perpète, c’est une marchandise qui ne se conserve pas. Et puis, que je sache, il n’existe pas de marché noir des macchabées. Ce n’était donc, en aucun cas, une bonne affaire. Il aurait fallu s’en débarrasser.
Or, j’estimais que ça suffisait, j’avais assez travaillé, fallait revenir au bistrot.
C’est les copains, demain, qui allaient être épatés, en ouvrant Paris-Soir. Eux, pas besoin de dessin, ils pigeraient tout de suite. Je souhaitais qu’il n’en soit pas de même de la police française. Enfin, fallait espérer que j’allais m’en tirer au mieux. La meilleure chose à faire, maintenant, c’était de fiche le camp d’ici. On ne sait jamais comment ça va se passer. C’est une question de chance. Les autres, par exemple, ils avaient égaré la leur juste au moment où je trouvais la mienne. Résultat : trois cadavres sur le trottoir.
Je réglai mon glass et sortis, laissant les amateurs de belote à leur conversation probable sur les mérites comparés de l’Allemagne et de la Russie, ou de l’Amérique.
Dehors, un brouillard glacé descendait sournoisement. Je courus tout le quartier à la recherche d’un vélo-taxi. Le métro, ça ne me disait plus rien. Je l’ai trop pris, jadis, quand je n’étais qu’un micheton fauché, et encore à cinq heures du matin, abruti de sommeil, et à six heures du soir, toujours abruti, mais de fatigue, cette fois, après ma journée à l’usine. Alors merci pour le charmant souvenir.
Après tout, qu’est-ce que je risquais ? Même s’il y avait rafle, le condé que m’avait donné Meister, précisément, arrêterait leur curiosité. Au demeurant, c’était bien improbable.
Comme j’avais envie de pisser, j’entrai dans un bar où je m’envoyai un nouveau verre de cognac.
Je commençais à être plein d’optimisme. Demain, je filerais vers la Côte. Tout ce qu’on peut raconter, c’est du baratin. Avec de la galette on achète ce qu’on veut, on trouve ce qu’on veut, même les filles, et Jimmy avait raison. Des filles il y en a partout, à n’importe quel prix, et même à l’œil.
En tout cas, ma morue, celle-ci, personne ne la baiserait plus. J’en éprouvais une satisfaction amère, avec, quand même, un rien de tristesse, un reste d’attendrissement contre lesquels je m’empressai de réagir, autrement, où allions-nous ?
Quand je ressortis du bistrot, le brouillard était encore plus épais. Je me dirigeai carrément vers la Place des Ternes où je savais trouver une station de vélos-taxis.
Je n’étais pas plus tôt sur le rond-point que deux types émergeaient de l’ombre.
— Haut les mains, dit tranquillement le premier, avec un accent abominable. Haben sie papieren ?
Apparemment qu’il ne connaissait que ça de français, haut les mains, avec bonjour messieurs dames, cet apôtre.
Je levai les pattes, un peu inquiet tout de même.
— Si je lève les mains, répondis-je, comment voulez-vous que je vous donne mes papiers ?
Aucun ne parut comprendre. Ils avaient le visage inquisiteur qu’ont tous les flics du monde avec, en plus, quelque chose de cruel et d’entêté.
Voyant qu’ils ne pigeaient vraiment que couic j’y allai carrément. Je sortis mon portefeuille et leur tendis mes papiers.
— Wo arbeiten sie ? insista le poulet, pas plus fâché que ça de voir que je ne levais plus les pattes. Tout ce que je saisis de leur galimatias, c’est le mot « travailler », toujours travailler. Je crois que même en faisant l’amour, ils pensaient à leur boulot.
Meister m’avait eu une carte de travail bidon, comme chef de chantier dans un bled inconnu et probablement inexistant mais qui portait la mention indispensable en deux langues.
Pendant ce temps-là le deuxième type, qui n’avait pas dit un mot me palpait les fesses, la poitrine et les hanches, histoire de voir si je n’étais pas armé. Il se redressa et hocha la tête, bredouille. Pas folle, la guêpe. Tout à l’heure, en allant pisser, j’avais planqué mon feu dans la jambe droite de mon pantalon, à mon support chaussette.
— Schönn, dit son copain, ich bitte um verzaiung. Auf wiedersehen.
Je ne compris que ça, auf wiedersehn, ça voulait dire qu’ils se barraient, qu’ils me foutaient la paix, et, par conséquence directe qu’ils l’avaient tous dans l’os bien enfoncé, tous, depuis Hitler jusqu’au dernier des ploucs de leur satané bled. Enfin, du moins provisoirement.