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— M’en parlez pas, je me demande comment je n’ai pas encore été déporté en Allemagne. Ça fait trois fois que je passe au travers. Et ma femme est enceinte, pour couronner le tout. Si je devais partir, je me demande comment ça se passerait.

— Ce sont des salauds, dis-je.

— De vrais salauds, renchérit-il. Qu’est-ce qu’on en a à foutre, nous, je vous demande un peu, de leur guerre avec l’Angleterre. On la subit, c’est tout. Voilà des mecs, ils sont constamment à vous chercher des poux sur la tête. Vous vous révoltez, ils vous font la guerre. Vous êtes sage ? Ils sont encore plus empoisonnants. Alors dites-moi un peu comment qu’il faut s’y prendre.

— Il faut rester chez soi. Ils ne pourront quand même pas emballer tout le monde.

— On dit ça. J’ai un copain qui n’avait plus de boulot. Il était mécano, quelque chose de spécialisé, je ne sais plus quoi. Il s’est dit qu’après tout la question de croûter commençant à se poser, et sérieusement, il pourrait peut-être essayer de travailler en Allemagne. Au bureau de placement, on l’a reçu à bras ouverts. C’était le premier type qu’on voyait depuis trois mois. Les autres avaient compris.

— Je suis mécano, qu’il dit, le gars.

— Ça tombe bien, répond l’autre, justement il y a une place de mécano. Et de lui vanter les avantages du travail en Bochie. Quand mon pote est arrivé là-bas, ce n’était plus le même dessin. Ils l’ont fait gratter dans une mine, comme un bagnard. Et c’était un volontaire ! Imaginez, alors, ce que ça doit être pour le type qui va là-bas entre deux gendarmes. Comme si on ne grattait pas assez pour eux, ici, déjà. Tenez, vous savez ce que je passe ? Le Juif Süss. Propagande. Y a que ça. Le cinéma en est envahi. Ils en veulent aux Juifs. Comme si les Juifs y pouvaient quelque chose, à la saloperie des hommes, comme s’ils ne subissaient pas les guerres, les deuils, les famines et les maladies, comme les copains. Lorsque j’y pense, ils me font mal.

— Je ne pourrais pas me laver les mains ? demandai-je.

Je venais de considérer mon accoutrement. Mon costume et ma canadienne étaient pleins de rouille et mes mains, crevassées, brûlées et salies par un effort auquel elles n’étaient pas accoutumées, n’étaient pas belles à voir.

— Il y a un lavabo dans cette espèce de cagibi, dit le jeune homme, en ouvrant la porte que je n’avais pas remarquée.

Je me lavai soigneusement les pattes et même la figure. J’enlevai le sang coagulé et je trouvai même une brosse qui me rendit un peu l’aspect humain. J’allumai une cigarette et revins dans la cabine.

— Ne fumez pas, malheureux ! s’exclama l’opérateur. Suffit d’un rien ici, pour que tout flambe. Bien sûr, la sécurité est absolument assurée, mais vous ne voyez pas qu’elle flambe, la copie de leur Bon Dieu de film ? Ils ont l’esprit tellement mal fait qu’ils nous accuseraient encore de sabotage. Ils croiraient qu’on l’a fait exprès. On voit qu’ils sont bien malades. Ils voient des saboteurs et des espions partout. Vous en avez déjà vu, vous des espions ? Allons donc.

Je souris. Il crut que je partageais son incrédulité.

— Ce territoire, contrôlé comme il l’est, y a pas moyen d’y entrer ou d’en sortir. La moitié des gens sont des flics. On n’a jamais tant vu de police.

— À propos de sortir, dis-je, comment qu’on va s’y prendre. Je m’excuse de vous avoir dérangé, mais je ne peux pas rester là jusqu’à la Saint-Sylvestre, bien que ce soit dans trois jours. Et quant à redescendre par où je suis venu, je ne suis pas bon, c’est impossible. Rien que d’y penser j’ai des frissons.

— Ça ne m’étonne pas, dit l’autre. C’est une échelle de secours qui a été démolie par la foudre, il y a quelques années. La guerre est arrivée, on n’a jamais pu la faire refaire. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, il n’y a même pas de garde-fou sur la plateforme ?

— Si je l’ai remarqué ! Lorsque je me revois accroché à cette porte avec la nuit derrière moi et le vent dans les oreilles, j’ai le vertige.

— De toute manière le spectacle n’est pas fini. Je ne crois pas que les miliciens vous aient vu grimper, n’est-ce pas ?

— Non, ils sont partis de l’autre côté.

— Bon. Mais en tout cas, le patron peut venir et s’étonner de trouver un type en civil, si je peux dire, dans la cabine. C’est défendu. Mais le règlement exige qu’on soit deux. Or, aujourd’hui, mon assistant n’a pu venir, ça tombe bien. Vous allez le remplacer. Vous n’avez qu’à passer la blouse blanche qui se trouve aux lavabos et si quelqu’un vient je dirai que vous êtes son remplaçant. À la fin du spectacle nous sortirons ensemble. Vous passerez comme une lettre à la poste.

Voilà, Dieu merci, un type compréhensif.

Nous sortîmes de là vers dix heures et demie. Tout se passa comme il l’avait prévu. Personne ne nous demanda rien. Les filles qui balayaient la salle me regardèrent passer avec indifférence, de l’œil morne de gens qui ne s’étonnent pas pour une chose si simple.

Dans la rue, nous nous séparâmes. L’opérateur habitait du côté de Vernet et moi je me demandais où j’allais crécher cette nuit. Il n’était naturellement pas question de rentrer à mon hôtel. J’avais rempli une fiche avec mes faux faffes et il est certain que la Milice, maintenant qu’elle connaissait mon identité, aurait fait appel à la police pour me retrouver. C’était un coup à ne pas passer la nuit entière dans un lit. Peut-être qu’ils m’attendaient déjà à la porte de mon hôtel.

Je décidai que le mieux que j’avais à faire c’était de rentrer chez Francis. C’est encore là que je serais le mieux. Il n’y avait que la difficulté de passer devant la caserne sans se faire remarquer. Mais Francis m’avait affirmé qu’il n’y avait jamais de garde de nuit, et d’ailleurs le vent qui chevauchait sauvagement la rue Saint-Martin avait balayé les derniers passants avec les dernières feuilles mortes.

Je fis le tour par la Grande Poste et je parvins sans encombre à la porte de l’hôtel. Sitôt que je heurtai, elle s’ouvrit. Francis apparut. Il me fit signe d’entrer sans un mot, et referma aussitôt.

— C’est maintenant que tu arrives ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu as encore fait ? Et Raphaël ?

— Ah ! mon pauvre vieux, nous vivons un temps où nous ne disposons pas de nous-mêmes, lorsque nous donnons un rendez-vous, nous ne sommes pas sûrs d’y être. Il y a des mecs qui sont payés pour nous en empêcher.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— On a été emballés, Raphaël et moi.

— C’est pas vrai ?

— Si c’est pas vrai ? Tu n’as pas vu entrer ces trois camions militaires, ce soir ? Eh bien, on était dedans.

— Comment diable as-tu fait pour t’en sortir ? Ils n’ont rien trouvé ?

— Eh si ! malheureusement. J’ai été obligé de leur dire que j’étais un espion. Quand ils ont voulu me conduire à l’Abwehr, je leur ai fait la malle.

— Et Raphaël ?

— Il est dans le trou. Oh ! je n’ai pas peur pour lui, il s’en tirera.

Les Boches eux-mêmes le feront sortir. Il travaille pour eux.

— Eh bien, mon vieux, quelle histoire ! conclut Francis en servant du cognac.

— Et Consuelo ?

— Ah oui ! à propos de Consuelo, elle est venue me voir tout à l’heure. Elle était à la fois furieuse et désespérée. Il paraît que tu lui as posé un lapin gigantesque.

— Tu parles ! j’ai réussi à peine à m’en tirer il y a une heure. Et maintenant je suis encore à peu près présentable, mais si tu avais vu comment qu’ils m’avaient arrangé, cette bande d’arsouilles, je n’avais rien de l’Apollon 44, je te le promets.

— La pauvre gosse se fait un sang d’encre. Elle est persuadée que son frère t’a débauché et que vous êtes ensemble allés voir des filles. Tu penses qu’elle connaît son frangin.