— C’est possible, répondis-je, mais moi je connais les filles qu’il fréquente, son frangin, précisément. J’ai vu des photos. Elle n’a pas besoin d’avoir peur. Il a dû les choisir au musée de l’Homme, dans la salle des anthropoïdes, ses poules. Il a des goûts de l’homme primitif.
— En tout cas, tu devrais y passer. Elle ne perche pas loin d’ici, rue Saint-Mathieu. C’est à deux pas.
— Je vais y passer, répondis-je. Mais tout ce qui arrive est bien de sa faute. Si elle n’avait pas eu ses fantaisies, la demoiselle, cet après-midi, tout ça ne serait pas arrivé.
— Et ces macchabées, dis donc ? Qu’est-ce qu’on va en faire ? Je commence à en avoir assez de leur servir de garage. Maria ne vit plus. Elle n’ose plus passer devant la chambre. À l’heure qu’il est, elle tombe de sommeil, mais regarde-la, elle dort sur sa chaise, dans la cuisine. Elle attend que je monte. Elle ne veut pas aller se coucher seule. Elle a une frousse bleue.
— Alors là, dis-je, je me demande comment on va s’y prendre.
— Faut pourtant m’en débarrasser, demain ils vont commencer à cocotter, surtout le gros.
— Le mieux qu’on ait à faire, c’est de les apporter devant la porte de leur confrérie d’andouilles.
— Tu n’es pas fou ?
— Non. Si on s’y prend comme ça, ils vont tous s’imaginer que c’est une bagnole qui les a déposés là. Ils n’iront jamais s’imaginer que ces trois gars ont été tués en face et que, nuitamment, deux hommes leur ont fait traverser la rue. Ils penseront tout de suite que c’est une vengeance du maquis.
— Tu as peut-être raison.
— Mais naturellement.
On commença par le plus gros. On laissa d’abord couler le sang, en le soulevant un peu, puis on l’enroula dans une couverture pour que les quelques gouttes qui auraient pu encore tomber ne permettent pas de retracer l’itinéraire parcouru par le macchabée.
On le descendit dans le couloir et on ouvrit précautionneusement la porte. Il n’y avait personne. Aussi loin que portât le regard, aucun signe de vie ne frémissait dans la nuit. Seul le vent hurlait toujours.
C’était d’une tristesse telle que je me demandai un instant ce que je foutais ici et si je ne retournerais pas à Paris. Mais c’est le monde entier qui était triste, à cette heure-là, tout le monde vivant de l’Europe où ne grondaient que les canons. Ce n’étaient plus les alouettes qui stridaient dans le ciel, mais les avions, les sirènes ou les balles de trente-cinq. Les feux d’artifice que l’on voyait encore étaient meurtriers. Les fusées demandaient à des hommes l’holocauste d’autres hommes et, à l’arrière de chaque pays, il y avait le même vent amer et le même silence dans les branches gémissantes des arbres nus. Plus d’espoir et plus de confiance, mais une chape de plomb.
Nous sortîmes doucement, à pas de loup, et allâmes déposer le premier cadavre juste devant le grand portail.
Avec les deux autres, la manœuvre fut encore plus simple, car ils ne pesaient pas lourd. Surtout le plus jeune qui était maigre comme une clarinette.
Je me lavai les mains, je bus encore deux ou trois cognacs, histoire de débarrasser les muqueuses de cette fade odeur de sang et je partis dans la nuit, en rasant les murs, à la recherche de Consuelo. Ce n’était pas si loin que ça, comme l’avait dit Francis et, en prenant quelques précautions élémentaires, c’était bien le diable si je ne parvenais pas chez elle sain et sauf.
Je grimpai trois étages dans un escalier noir et je tapai à la porte, doucement.
— Qui est là ? demanda la voix de Consuelo.
— Maurice.
— Oh ! fit-elle, en un cri de joie.
Elle déverrouilla la porte et tomba dans mes bras. C’est elle qui me tendit ses lèvres. Elle m’embrassait dans le cou, sur le nez, comme une folle, en me serrant si fort dans ses bras que je ne parvenais pas à me dégager.
Ce coup-ci, je crois qu’elle avait compris. Il ne serait plus question de simagrées. Il suffisait de voir son attitude pour comprendre qu’elle était seule et moi, j’étais dans la nécessité absolue de passer la nuit ici, car le quart de onze heures venait de sonner à l’horloge de l’église Saint-Mathieu.
D’un coup de pied, je refermai la porte derrière moi, je me dégageai vivement et je la saisis, je la serrai à l’étouffer. Mon désir seul comptait à présent.
J’avais oublié mes acrobaties sur l’escalier, les morsures de la bise et les coups des miliciens. J’avais oublié l’amertume de la route avec la mort au bout, la mort qui joue à cache-cache avec vous, jusqu’au dernier moment.
Il n’y avait plus au monde que cette fille brune, au teint de pêche, et dont le corps ployait sous mon étreinte.
Je la soulevai et l’emportai. Au fond de la pièce il y avait un divan. Je l’y jetai. Fiévreusement, j’écartai son peignoir. Elle était nue, entièrement. Elle essaya de lutter lorsque je passai mon bras sous sa taille. Mais j’étais fou, il n’existait plus aucune mesure. Elle n’avait jamais été si belle.
— Non, cria-t-elle soudain, non ! Je ne veux pas !
Je n’en tins naturellement aucun compte.
— Je suis vierge ! gémit-elle.
Mais son gémissement se termina dans un cri.
Troisième partie
Chapitre 1
Si j’avais quitté Perpignan avec la tempête, je retrouvai Lyon avec le brouillard. Il était dit que cette ville s’enveloppait dans la brume comme dans une robe de chambre, pareille à une grosse femme paresseuse qui aurait la flemme de s’habiller.
Ça faisait près de quinze jours que j’avais quitté la ville et mes exploits avaient eu le temps d’être oubliés par l’opinion publique, car il s’en était produit d’autres depuis, et de carabinés.
Le Lyonnais, on peut dire ce qu’on voudra de son caractère, mais ce qu’on ne peut pas lui enlever, qui est en temps normal un défaut mais qui présentement était une qualité, c’est qu’il aime bien, qu’on lui foute chez lui une paix totale. Alors, naturellement, il lui était difficile de s’entendre avec les Allemands. Il leur en a fait voir de toutes les couleurs. Sans être un point névralgique au point de vue espionnage, au point de vue résistance alors là ça battait son plein.
J’avais quitté Perpignan au milieu des cris et des sanglots de Consuelo, le lendemain de notre nuit d’amour. C’était plus prudent. Perpignan n’est pas si grand que ça et on y est vite repéré, surtout avec le genre de sport que je pratiquais. Il valait mieux ne pas me retrouver nez à nez avec quelques-uns des types que j’avais baladés jusqu’à l’Abwehr.
En outre, cette histoire de miliciens abattus commençait à sentir le brûlé. On s’était aperçu qu’ils avaient été descendus par le même revolver que leur chef et que ce revolver, précisément, était celui qu’on avait saisi sur moi.
Aussi, si on me mettait la main dessus, je ne donnerais pas cher de ma peau.
Consuelo et Raphaël, qui avait été relâché tout de suite, m’avaient conduit en voiture à la gare de Salses, parce que celle de Rivesaltes risquait d’être autant surveillée que celle de Perpignan. C’est un jeu qu’il valait mieux ne pas jouer, la mise était trop chère. Il me fallut promettre à Consuelo de lui écrire et de la faire venir à Lyon. Exactement la même promesse qu’à Claudine. Mais je me demandais si je pourrais la tenir, celle-là aussi. Et surtout comment j’allais me débrouiller avec deux filles sur les bras qui me plaisaient autant l’une que l’autre. Heureusement…