Heureusement, mes sens étaient apaisés. Je m’endormis dans le coin du compartiment. Je crois, soit dit entre parenthèses, que je ne l’avais pas volé, et cette fois Hermine vint me visiter. Son fantôme s’approcha de moi avec un sourire triste. Elle posa ses lèvres sur les miennes et me sourit, à nouveau, plus tendrement.
Lorsque je me réveillai, je sentis encore sa présence. Quelle fille extraordinaire, tout de même ! Elle disait qu’elle était la fille d’un notaire, mais que son père avait fait de mauvaises affaires. Il avait encore une très belle situation, du côté de Niort. Elle n’avait jamais voulu me donner son adresse exacte, même lorsque, à moment donné, il avait été question de mariage entre nous. Elle prétendait que j’aurais peut-être eu envie de le casser ou alors que j’aurais bavardé et qu’un copain y serait allé. Il vivait seul entre un valet de chambre et une cuisinière dans un vieux château, au milieu d’un grand parc. Elle, elle avait fait tellement de bêtises, quand elle était jeune, qu’elle n’osait plus y retourner.
Je me demande encore comment une telle fille a pu avoir le béguin pour moi. Il y a des moments où ça ne me paraît pas vrai. Elle avait beaucoup d’éducation. À côté d’elle, Consuelo avait quelque chose de vulgaire, qu’elle tenait de son sang gitan, sans doute, et qui choquait à première vue lorsqu’on avait été habitué à vivre avec une môme de la classe d’Hermine.
C’est comme Claudine. C’était une belle poupée, elle avait aussi pas mal de caractère, mais ce n’était quand même pas tout à fait ça. Elle faisait trop Saint-Germain-des-Prés. Je l’avais, paraît-il, rencontrée dans un bar et ça ne m’étonnait pas du tout, en y réfléchissant. Elle avait le genre pin-up de comptoir, de ces filles qui sont tout ce qu’il y a de sage mais qui éprouvent le besoin de fumer dans des porte-cigarettes qui n’en finissent plus et de relever légèrement leurs jupes pour montrer qu’elles ont de belles cuisses.
Tandis qu’Hermine ! Ça, c’était vraiment la gonzesse parfaite. Et sérieuse. Bien sûr, il y avait cette histoire de Meister, mais qu’est-ce que j’avais au fond, comme preuves ? Les affirmations de Dominique et de Jimmy.
Moi, je n’avais rien vu.
Ma petite Hermine, ma poupée chérie, il doit faire terriblement froid dans l’hiver de la mort. Je voudrais te tenir dans mes bras, la tête sur mon épaule, bien enveloppée dans mes couvertures et te serrer dans mes bras. Je voudrais te donner ma chaleur et mon souffle, je voudrais parvenir ainsi à te rendre la vie que je t’ai ôtée, mon doux et tendre fantôme, mon amour défunt, ma vie brisée.
On me frappa sur le bras et je me réveillai en sursaut, avec un coup au cœur. Ce n’était qu’un employé qui contrôlait les tickets et qui me dit que nous arriverions à Lyon dans une heure. En face de moi, deux soldats allemands cassaient la croûte.
Je me dirigeai aussitôt vers la fameuse librairie où je savais retrouver Bodager. L’ambiance n’avait pas changé. C’était toujours les mêmes flux et reflux de clients, de boches et de curieux. Un employé vint à ma rencontre mais je l’écartai d’un geste. Je me dirigeai d’autorité vers le fond de la boutique, poussai la porte et entrai. Bodager était seul.
Il sursauta et me jeta un sale regard.
— Vous avez des manières de vous présenter un peu cavalières, dit-il.
— Faut pas m’en vouloir, répondis-je. Je viens de passer quelques jours assez particuliers et, au cours desquels il n’était pas question de politesse, je vous prie de le croire. Ça aurait été plutôt le contraire.
— Asseyez-vous, dit-il en souriant, je comprends votre aigreur. On ne peut pas mêler la politesse à l’assassinat. C’est passé de mode.
— Je viens au rapport, enchaînai-je. Votre milicien, comment l’appelez-vous, déjà ? Pourguès ? Enfin, quelque chose comme ça.
— Et alors ?
— O.K., répondis-je. Tout ce qu’il y a de plus ratatiné. Les collabos de la ville, c’est pas dur, ils portent le deuil local.
— Je savais bien que vous réussiriez.
— On dit ça maintenant, répliquai-je. Mais ça a été plus compliqué que vous ne pensez.
Il ouvrit un coffret d’ébène et m’offrit une cigarette.
— Je me suis demandé très souvent si j’en reviendrais, continuai-je. Ils sont coriaces, ces gens-là, vous savez. Enfin, j’en ai eu trois de mieux que ce que vous aviez demandé.
— Comment trois de mieux ?
— Ben oui, trois types qui ont essayé de nous emballer, Francis, moi et Consuelo. Mais c’étaient des gars qui n’avaient pas de veine. On aurait dit qu’ils étaient entrés dans la Milice uniquement pour se faire mettre en l’air par votre serviteur.
— Je ne comprends pas.
Je dus lui raconter en détail mes aventures catalanes. Il en riait tout seul.
Il tiqua seulement au sujet de Consuelo.
— Ça ne me plaît pas beaucoup, ça, dit-il, vous avez une tendance à embarquer des filles dans toutes vos histoires. C’est la dernière chose à faire. Vous verrez, cela vous jouera un mauvais tour. Il faut toujours se méfier des femmes. Non pas qu’elles risquent d’être des agents de l’ennemi, il y a très peu de bonnes espionnes. Mais simplement parce qu’elles ont une fâcheuse tendance à bavarder. Elles vous signalent sans même le vouloir, sans même s’en douter. Alors, provisoirement, ce sont des fréquentations qu’il vaut mieux éviter.
Je protestai en insistant sur le fait que si Consuelo n’était pas intervenue chez Francis, on était bel et bien marrons. Il n’y aurait pas eu de diversion et les miliciens nous emballaient, au lieu que maintenant, c’étaient eux qui étaient roulés, comme des tapis hors d’usage et posés dans un coin.
— J’admire votre indifférence, dit Bodager. Je n’ai jamais pu tuer un homme sans être soulevé de dégoût. Comment diable vous y prenez-vous pour faire ce travail-là sans répulsion ?
— Qui vous a dit que je le faisais sans répulsion ? Évidemment, je ne suis pas malade à en crever à chaque coup, j’oublie assez rapidement le drame, mais je vous jure quand même que ça me fait un drôle d’effet. Il y a des moments où je me dédouble. Ce n’est plus moi qui tire, c’est la part de moi-même qui est impartie à Satan. J’ai l’impression d’être un spectateur d’un horrible drame.
Bodager se renversa dans son fauteuil et tira voluptueusement sur sa cigarette.
— Vous avez déjà abattu combien de personnes ?
— Attendez que je compte. Primo, un lieutenant allemand, pendant la campagne, qui avait émis la prétention de me faire prisonnier. Ensuite tous ceux que vous savez. Ça fait quatorze ou quinze, je ne sais plus, faudra que j’en fasse la liste. Ça commence à devenir une habitude, petit à petit les épouvantables sensations de l’apprentissage disparaissent. Le geste devient mécanique.
— Vous êtes exactement l’homme qui convient à ce genre de missions. Il est simplement regrettable que vous tombiez si souvent amoureux.
— Amoureux ! dis-je amèrement.
Cette matinée était tout entière vouée au souvenir d’Hermine. Je la sentais encore auprès de moi, et vraiment les paroles de Bodager me paraissaient ridicules.
Amoureux, moi ? Amoureux des fesses de Claudine ou des seins de Consuelo, mais pas plus. J’éprouvais du désir pour elles, et encore pas trop, je veux dire pas le genre de désir qu’une nuit d’amour ne parvient pas à assouvir et qui s’éternise. En somme, cette apparence de tendresse que j’éprouvais pour les mômes, c’était quelque chose comme de la curiosité.
Mais pour l’amour tel qu’on le conçoit dans les hebdomadaires spécialisés, voyez rayon à côté. Je m’étais aperçu, pendant mon dernier sommeil, que je ne pouvais oublier définitivement Hermine.
C’était elle qui occupait mes rêves, c’est avec elle que j’aurais voulu reconstruire ma vie, si tant est que les Allemands ou la Milice m’en laissent le loisir. Mais avec les autres, la peau ! J’aurais eu l’impression de perdre mon temps. Je ne dis pas que je n’avais pas pour Consuelo une certaine attirance. Cette grande fille brune, souple comme une liane, insolente et sensuelle m’attirait. Peut-être était-ce son regard barbare. Ou simplement le fait que je l’avais eue vierge. L’amour-propre aussi est un aimant.