— Ce sont des choses qu’on ne refuse pas, répondis-je. Il faut savoir joindre l’utile à l’agréable.
J’encaissai mon pognon et me levai. Bodager en fit autant. Il avait perdu son air d’abandon. Il était redevenu l’homme glacial, impassible que j’avais d’abord rencontré. Il se mettait dans la peau de son personnage comme on enfile un gant, à peu près aussi facilement. Il ouvrit la porte de son magasin et apparut à ses clients et à ses employés dans toute sa majesté du libraire lettré et sûr de lui.
Mais je le tirai par la manche et il referma la porte.
— J’oubliais, lui dis-je. Il y a d’autres questions qui interviennent aussi. Il faut me changer mon blaze. Vous pensez bien que la Milice, elle a dû le communiquer à la police du Maréchal avec, en plus, mon signalement.
— C’est vrai, bon sang !
— En plus, je suis complètement désarmé, ces vaches m’ont fauché mon pétard. Il ne me reste plus que quelques chargeurs. Je ne peux pas faire partir les cartouches en mordant le détonateur, tout de même.
— Ça, c’est plus facile.
Il alla à son bureau, ouvrit un tiroir et en sortit un Colt du même calibre que le mien qu’il me tendit.
— C’est encore un coup de veine que je l’aie apporté ce matin, celui-là. Généralement je n’ai rien ici. Voici quelques chargeurs, en même temps. Mais autant que possible faites attention. Ce n’est pas une partie de chasse que vous allez faire. Vous savez, il vaut mieux ne pas franchir les portes du terrain en brandissant sa seringue et en menaçant de tout casser. Ce n’est pas la bonne manière. Il vaut mieux y aller en souplesse. Si vraiment vous vous voyez en danger, fichu pour fichu, allez-y. Mais seulement à la dernière extrémité. Ce qu’il me faut, ce sont les copies des emplacements, pas une chronique nécrologique. Vous saisissez.
— Oh ! j’ai parfaitement pigé.
— Quant aux papiers, Mordefroy vous les apportera ce soir, vers sept heures, où il vous plaira.
— Mettons aux Ambassadeurs alors, c’est le seul bistrot de Lyon qui ressemble à quelque chose.
— Va pour les Ambassadeurs. Et soyez prudent.
— N’ayez aucune crainte. Je ne vais pas leur faire cadeau de ma peau. C’est la seule chose qui me reste.
Cette fois, je mis les voiles pour de bon.
Je me dirigeai tout de suite vers l’hôtel où j’avais laissé Claudine. Je n’étais pas du tout sûr de l’y retrouver. Depuis le temps que j’étais parti il avait pu s’en passer des choses ! Je n’avais pas pu lui écrire. D’abord je n’aime pas ça. Moi, les lettres d’amour, c’est pas mon genre, l’amour, je le fais, mais je ne l’écris pas. Ça allait bien quand j’avais dix-huit ans et que j’étais amoureux de la fille de la crémière. Elle devait avoir seize ans, à cette époque-là. Elle s’appelait Colette. Elle ne se doutait pas, la première fois qu’elle me donna ses lèvres, qu’elle finirait sur une table de la Morgue avec, dans la gorge, un couteau catalan que je lui aurais moi-même planté. Sinon, j’ai l’impression que son baiser n’aurait pas été si tendre. Mais après tout, celle-là aussi, c’était de sa faute. Elle était le personnage principal, le deus ex machina de ce drame permanent qu’est ma vie.
Sapristi, mais étais-je donc si vieux que mon existence soit ainsi pleine de cadavres. Des morts, rien que des morts et des morts. Tous ceux que j’avais aimés, toutes celles que j’avais chéries étaient dans la tombe. Je n’avais plus d’avenir. Je n’avais qu’un passé qui me chaussait des guêtres de plomb et me tirait en arrière. Tous les efforts que je faisais pour aller en avant étaient vains. Je n’avais pas de destin, comme les gens dont la vie promet d’être brève. Ou plutôt mon destin c’était de passer à travers la vie des autres, avec un rire amer, et de tout briser, de traverser leur existence avec mon revolver dans ma main et d’abattre tout ce qui pouvait faire le charme de leur vie. Un tueur, voilà ce que j’étais.
Lorsque j’eus prononcé ce mot, je fus épouvanté.
Jusqu’alors, je m’étais considéré comme un truand. C’est un mot aimable, truand, ça a un petit air ironique qui est bien français. Mais tueur, bigre, ça a un autre son.
Depuis quelque temps, vraiment, ça n’allait pas fort. J’avais des crises de cafard qui me laissaient pantelant, abattu, incapable d’une idée bienfaisante. Je me demande d’où ça pouvait bien venir. Peut-être était-ce la solitude.
Il faut dire aussi que l’atmosphère de Lyon y était pour quelque chose. Ce ciel éternellement encombré de nuages, imbibé d’eau comme une éponge et noir, noir comme un costume de curé, ne poussait pas à la gaieté. On aurait dit que ces murs gris, ces eaux ternes et grondantes et ces quais sales et pelés portaient éternellement le deuil de la joie.
Je me pris à hausser les épaules. Si je me mettais à faire du romantisme maintenant, on n’avait pas fini de rigoler. J’allais y perdre mes dernières forces. Mes moyens ne me permettaient pas de goûter à cette saveur de l’amertume soigneusement mastiquée et du désespoir cultivé en serre. Ma vie était une vie d’homme d’action. Je ne pouvais pas me permettre de tourner mes regards vers l’intérieur. Il fallait au contraire que je les dirige hardiment autour de moi, vers chaque détail, et que j’épie le danger qui rôde ou l’homme dangereux.
L’alcool de Bodager m’avait donné soif. Je fis escale dans un bar. Il était peint en clair et avait l’air assez accueillant. Je fus reçu par une femme à chignon, au physique ingrat, maigre comme un échalas et dont les lèvres pincées disaient l’amabilité. Comme il n’y avait que des sirops saccharinés et des eaux minérales, tant pis, je m’enquillai d’un nouveau cognac.
La bonne femme, que mon irruption avait arrachée à sa cuisine, restait debout près de sa caisse, jalousement, comme si elle avait peur que je la lui enlève et les mains croisées sur son giron, crainte sans doute que je la viole. À ce sujet elle ne risquait rien. C’était une gonzesse dans le genre des poules de Raphaël, avec même quelque chose de plus moche qui venait sans doute de son air hargneux.
Je ne fis pas long feu dans cet asile. Je pris la porte et poursuivis mon chemin à pied, vers l’hôtel du Parc. Il ne faisait pas trop froid. Je marchais vite, c’était une vraie balade. Et d’ailleurs je n’ai jamais aimé prendre cet assemblage de ferraille que les Lyonnais appellent le tram. Surtout maintenant où j’avais le plus grand intérêt à ne pas me trouver nez à nez avec un flic allemand qui soit au courant de mes activités passées.
Je franchis la porte d’un pas allègre. Je m’arrêtai au bureau de l’hôtel et demandai si mademoiselle Claudine était encore là. On me répondit que oui, qu’elle occupait la même chambre et que je n’avais qu’à monter.
Je grimpai rapidement. En arrivant au troisième étage, j’entendis le rapide cliquètement d’une machine à écrire.
Je frappai.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix de femme.
— C’est moi, Maurice.
— Maurice ?
J’entendis des pas précipités, la porte s’ouvrit et la môme apparut. Elle était plus belle que jamais. Elle portait une robe de chambre écarlate qui la moulait, fallait voir. Ses longs cheveux d’or, qui lui tombaient sur les épaules, lui faisaient, à contre-jour, une auréole de flamme. On aurait dit un ange descendu sur terre simplement pour réjouir le cœur de Monsieur Maurice. J’ouvris les bras et elle s’y jeta.
— Maurice, disait-elle, Maurice, c’est toi. Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, pourquoi ne m’as-tu pas appelée ? Je ne savais plus que penser. Je croyais que tu ne reviendrais plus, plus jamais, que tu m’avais menti.
— Puisque je te l’avais juré. Je n’ai qu’une parole.
Seulement, précisément, comme je n’en ai qu’une, je la reprends de temps en temps.