— Je ne nie pas, dit Mordefroy, mais que voulez-vous, il faut bien que quelqu’un la fasse, cette guerre, puisqu’aussi bien on l’a déclarée.
— Il y a des jours où on se demande s’il ne vaudrait pas mieux en finir tout de suite.
J’avais le cafard. C’est bizarre, cette lettre adressée à une autre femme par un autre homme avait réveillé mes rêves d’amour pour Hermine. Allez donc expliquer ces retournements psychologiques.
Et le plus curieux, c’est que je le plaignais, le pauvre type, l’amoureux transi. Voilà un garçon honnête, qui proposait sa propre situation à une fille qui avait eu déjà au moins deux amants — qu’elle disait — , dont un marié, bien entendu, car c’est fou le nombre de jeunes filles qui sont initiées par des hommes mariés, et la fille bien entendu lui riait au nez.
Elle préférait mener une vie de bâton de chaise, sans aucun espoir, avec un aventurier comme moi, une canaille toujours prête à sortir son revolver et qui finirait mal un jour ou l’autre, si la guerre durait encore deux ans.
Or, elle n’en prenait le chemin qu’à contre-cœur. Les Américains s’étaient installés en Afrique du Nord, d’abord. Puis en Sicile. De là ils étaient allés chatouiller la plante de la Botte. Et maintenant, ils marchaient vers le Nord. Ça bardait vers le Monte-Cassino. Mais en France, les Frizés étaient toujours là, partout, et à les voir s’accrocher au boulot des fortifications, à les voir construire des chicanes à l’entrée des villes et des blockhaus et des tranchées antichars, tout le bordel en un mot que comporte l’organisation de la défense, j’avais l’impression qu’ils n’allaient pas décrocher avec facilité.
Ça allait être un peu dur de les faire filer. En Italie, ils tenaient diablement le coup, alors qu’est-ce qu’ils allaient faire chez nous. Ne serait-ce que par dignité ils se refuseraient certainement à évacuer la France.
J’étais quand même réconforté. La gosse ne m’avait pas trompé. Elle ne me racontait pas de salades, elle avait été sage. J’en avais la preuve, maintenant, et une preuve qu’elle ne m’avait pas donnée elle-même mais que j’avais reçue d’une tierce personne, ce qui confirmait son authenticité.
Je pris congé de Mordefroy qui voulait rester encore là, l’ambiance lui plaisait.
Mais depuis que je savais cela, il me tardait de rentrer à l’hôtel et de revoir Claudine. Je l’avais désespérée, la pauvre gosse. J’avais été injuste et brutal. J’étais impatient de la prendre dans mes bras et de la consoler.
Je songeai, comme j’arrivais au marché des Cordeliers, qu’elle avait un réchaud électrique et deux ou trois casseroles. J’allais acheter quelques trucs et on allait faire la dînette, tous les deux, bien sagement, comme des amoureux.
Je ne pus me procurer grand-chose. Une bouteille de bourgogne appellation contrôlée, la moitié d’un lapin et une boîte de conserves de légumes.
Lorsque j’entrai avec cet attirail, elle fut bouche bée de surprise.
— Qu’est-ce que tu vas faire de ça ? demanda-t-elle.
— Notre dîner, répondis-je. Que pensais-tu que j’allais en faire ? Des confettis ?
— Oh ! dit-elle, boudeuse, je n’aurais pas voulu dîner chez nous. J’aurais préféré aller au restaurant et après au cinéma. Quand tu n’étais pas là, je ne suis pas du tout sortie.
— Excepté avec Franz, dis-je, en fronçant les sourcils mais sans pouvoir m’empêcher de sourire.
Elle s’arrêta dans son geste, d’étonnement.
— Franz ? demanda-t-elle.
— Oui, cet Allemand qui t’écrit de si gentilles lettres d’amour.
— Oh ! dit-elle, c’est un gosse. Il n’a pas vingt ans.
— L’âge ne fait rien à l’affaire.
— Tu n’es pas jaloux ? dit-elle en me prenant la main. Je l’ai rencontré deux ou trois fois dans un bar où je vais. Il est devenu amoureux de moi. Il prétend que je ressemble à sa sœur. Il m’envoie de petits cadeaux. Du café, du sucre, un peu de beurre, mille petites choses.
— Tu as tort de les accepter, dis-je sévèrement. Il se prive de bouffer, ce soldat, pour te donner ces trucs.
— Mais qu’est-ce que ça fait ? dit-elle avec un air si naïf qu’on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession.
— Et la machine ? demandai-je. C’est lui aussi qui t’a apporté la machine ?
Elle ne répondit pas.
— Il ne doit pas avoir assez de pognon ce garçon-là, tu le comprends, pour te payer une machine. Il a dû la faucher dans un bureau de garnison. C’est un truc à se faire fusiller. Je ne sais pas si tu réalises tout à fait ta responsabilité morale.
— Non, dit-elle d’une voix plus basse et sans me regarder. La machine, je l’ai achetée.
— Que diable veux-tu en faire ?
— Je veux travailler, dit-elle crânement en frappant du pied.
Décidément, je m’étais bien gouré sur cette fille tout à l’heure.
Je l’avais considérée pendant un instant comme une petite ordure et maintenant je m’apercevais qu’elle avait vraiment de la classe et que c’était une fille qui ne cherchait pas à se faire entretenir.
— C’est très bien, dis-je, radouci, mais quelle idée as-tu eue d’acheter un clavier allemand ?
— J’ai pris ce que j’ai trouvé, répondit-elle, mais d’ailleurs c’est pour les Allemands que je veux travailler.
Je sentis que je me crispais, un quart de seconde, comme lorsqu’on reçoit une décharge électrique.
— Travailler pour les Allemands, dis-je, tu n’es pas folle ? Est-ce que tu crois que je vais te laisser aller gratter au milieu d’une caserne, par hasard, ou d’un bureau allemand, pour trouver encore des zèbres qui t’envoient des lettres dans le genre de celle-ci ?
Je jetai le billet de Franz sur le lit.
Elle se tourna vivement vers moi, l’œil mauvais.
— Comment as-tu eu cette lettre ? demanda-t-elle.
— De la même manière que toi tu as eu l’adresse de Consuelo.
Elle était tombée par terre.
Elle haussa les épaules et ne répondit pas.
— Je ne veux pas aller travailler dans un bureau, dit-elle ensuite, je veux travailler ici, à domicile, pour des industriels ou des entrepreneurs qui sont à leur service. Ces gens ne connaissent pas l’allemand et sont parfois très ennuyés pour établir leurs factures ou leurs correspondances. Le cas échéant, j’irai sur le chantier. Si tu n’étais pas revenu, je serais peut-être partie dans le Midi. On m’avait proposé là-bas une place dans une entreprise qui fait des fortifications.
Je la regardai vivement, en me demandant encore une fois si ce n’était pas une vanne dans le genre du chef de la Milice. Mais non, j’avais trop d’imagination. Elle ne pouvait pas savoir. À part d’en avoir parlé en dormant, et ça m’aurait tout de même étonné, je ne vois pas comment elle aurait fait pour savoir que j’allais repartir sur un chantier allemand.
— Allons, dis-je, fais rôtir ce demi-lapin, sinon nous allons manger à toutes les heures. Il est déjà huit heures.
— Je t’assure que je n’en ai pas envie. J’ai plutôt envie de sortir.
— Nous sortirons tout à l’heure si tu veux mais je me suis fait une joie de manger en tête-à-tête, je veux y parvenir.
Il me fallut la baratiner pendant près d’un quart d’heure. Je voyais le moment où j’allais être obligé de faire la popote moi-même. Elle finit par y consentir mais en grommelant. C’était vraiment une drôle de bonne femme.
De temps en temps elle lançait un regard furtif vers la porte.
— T’en fais pas, lui dis-je, tu n’es pas en prison. On sortira quand même.
On aurait dit que quelque chose l’oppressait. Elle ne parut soulagée que lorsque sonnèrent neuf heures. Cette fébrilité commençait à m’intriguer.