Je me mis à table et on commençait à manger de bon appétit lorsque la porte s’ouvrit.
Un gros type d’une cinquantaine d’années apparut.
— Qu’est-ce que vous faites là, vous ? demanda-t-il d’une voix rogue.
C’est alors que je m’aperçus qu’il avait à la main un énorme revolver.
Chapitre 3
J’avoue que je fus un peu surpris et, en fait, il y avait de quoi.
— Ben, et vous ? dis-je.
— Comment, moi ? Je suis chez moi ici.
— Vous êtes chez vous ?
Je me mis à rire. Il y avait là un malentendu qui ne manquait pas de sel. Il était facile de comprendre que Claudine nous avait possédés, aussi bien lui que moi, et moi plus encore que lui. J’avais été jaloux du petit soldat allemand qui ne comptait pas. Celui qui comptait, c’était le nouveau venu, et comment !
C’est pour ça que la fille ne voulait pas manger là, tout à l’heure ! Elle savait que le gros type allait venir, un peu avant neuf heures, et que ça allait faire du vilain. Il ne devait pas avoir un caractère très patient.
Mais pourquoi diable avait-il un revolver ? Dans la période troublée que nous vivions, tout le monde ne se baladait pas avec une arme. Il n’y avait que quelques catégories de gens, bien déterminées, les flics, les boches et les terroristes, sans parler de quelques truands.
— Je crois, dis-je, que nous aurions tous deux intérêt à discuter plus longuement.
Je me tournai vers Claudine. Elle tremblait.
— Ne me racontez pas d’histoires, dit le gros homme — et je m’aperçus alors qu’il avait un accent allemand très prononcé que je n’avais tout d’abord pas perçu. Je sais parfaitement qui vous êtes. Claudine m’a téléphoné tout à l’heure, je savais que vous alliez venir. Alors je suis venu vous chercher.
— Ah ! c’est Claudine qui…
Je me sentis pénétré d’une grande tristesse. Ça, c’était moche. Être cocu du fait d’un gamin, passe encore, mais d’une brute de cette espèce, et être, en plus de ça, dénoncé, il y avait de l’abus.
Car elle m’avait dénoncé, ça ne faisait pas de doute.
Ce bonhomme-là devait faire partie d’un quelconque service de police. La môme m’avait fouillé pendant mon sommeil. Elle avait trouvé mon feu, elle savait que j’étais allé à Perpignan. Elle en avait tout de suite déduit que j’étais quelqu’un de pas très catholique.
La seule question à laquelle je n’avais pas de réponse c’était celle-ci : pourquoi m’avait-elle balancé ? Elle n’avait rien à me reprocher, excepté l’histoire de Consuelo dont elle n’était pas sûre, encore. Peut-être était-ce par vengeance ?
— C’est votre amie ? demandai-je en désignant Claudine d’un signe de tête.
— Oui, monsieur, c’est mon amie, fit cette brute, en se rengorgeant.
— Compliments, dis-je, elle est belle. C’est une belle petite putain.
La fille blêmit.
— Je commence à comprendre pas mal de choses, continuai-je, notamment le coup de la machine à écrire. Elle vous sert sans doute de secrétaire ? C’est vrai qu’un aussi beau châssis, ça vaut la peine qu’on ne l’utilise que la nuit.
— Vous êtes grossier, dit l’inconnu. Vous mériteriez que je vous abatte comme vous avez abattu le chef de la Milice et probablement d’autres personnes. Vous êtes un petit espion sans envergure.
— Vous ne tirerez pas, dis-je paisiblement. Vous avez trop besoin de moi pour avoir des renseignements. Vos chefs vous enverraient voir s’il fait bon, en Russie, sous l’uniforme de la Wëhrmacht, si vous commettiez cette gaffe.
— Vous avez raison, dit l’Allemand, mais rassurez-vous, vous ne perdez rien pour attendre. C’est ça, la galanterie française ? Vous entrez de force chez les femmes et vous vous installez ?
— Ah bon ! dis-je, ironiquement, parce que je suis entré de force ? Je n’ai pas essayé de la violer, non, par-dessus le marché ?
— Ne riez pas, menaça Boule de Suif, sinon…
— Sinon quoi, pauvre an douille ? Vous êtes sentimental comme un collégien. Il y a longtemps que vous connaissez cette poupée ?
— Dix jours.
Ben, mon vieux ! Elle n’avait pas perdu de temps après mon départ, la souris.
— Et naturellement vous croyez dur comme fer à ce qu’elle vous dit. Il ne vous est pas venu à l’idée que ça pouvait être du baratin ? Quelle salope. Seigneur !
— Je ne suis pas une salope, tu entends ! cria la môme. Tout cela est de ta faute. Il ne fallait pas aller à Perpignan courir les filles. Maintenant elle est en taule, ta gonzesse, et toi tu y seras ce soir.
— Qu’est-ce que tu me racontes ?
— Tiens !
Elle me tendit le Progrès de Lyon. On y racontait que la fille Consuelo Raphaël, soupçonnée d’avoir aidé à l’évasion de l’assassin de Pourguès, était en prison à Prades. On l’avait arrêtée avec son frère comme ils fuyaient vers la frontière.
Je reçus un choc terrible et laissai tomber le journal. Ainsi la série noire continuait. Hier Jimmy et maintenant Consuelo et Raphaël. Tous ceux que j’aimais ou qui m’aimaient y passaient les uns après les autres.
Demain ce serait le tour de Francis, car les autres parleraient, fatalement. Une femme ne résiste pas à la torture. Quant à moi, ça y était. Sauf un peu de chance, j’étais bel et bien faisandé. Il me restait encore mon revolver, Dieu merci, mais il était sous mon aisselle et le temps que je le décroche l’autre parasite me sucrerait. Je ne me voyais pas blanc.
— Ainsi, dis-je à la môme, tu étais au courant de mon activité ? Tu m’as fouillé ?
— Oui.
— Et c’est la jalousie qui t’a poussée à me balancer ?
Elle hocha la tête.
— C’est elle, aussi, sans doute, qui t’a incité à me faire cocu avec ce singe ?
Le singe grinça des dents.
— C’est du propre ! En tout cas, ma petite, tu feras bien de passer chez Borniol demain matin prendre commande, parce que je fais partie d’une organisation que monsieur connaît bien, le FBI. Ça, je peux le dire.
— Vous en dites d’autres.
— Peau de balle, répondis-je, aussi sec. Vous pouvez toujours courir.
Je n’en étais pas aussi sûr que j’en avais l’air parce que, je dois le reconnaître, la torture me fait peur. Mais je tenais à crâner jusqu’au bout.
— Qu’est-ce que tu veux dire, en parlant de Borniol ? demanda Claudine.
— C’est facile à comprendre. Mes amis te connaissent. Ils t’ont vue. Ils savent où nous perchons, n’en déplaise à ton amoureux. Ils vont te descendre. C’est triste de mourir jeune.
Elle ouvrit de grands yeux. Elle était debout devant moi, incapable d’un geste.
— Ne t’affole pas, dis-je, une balle dans la peau, ça ne fait pas mal, c’est tout de suite fini.
— Ne terrorisez pas cette pauvre enfant, dit l’arsouille.
— Bravo pour la pauvre enfant ! C’est comme vous, tenez, vous croyez que vous prendrez votre retraite, un jour ? Pas du tout. Vous aurez versé pour rien à la Caisse de compensation. Moi, à votre place, avec ce qui se passe en Europe, j’arrêterais les paiements. C’est de l’argent jeté.
— Vous êtes brave, dit le Chleuh.
J’étais mort de frousse. Mais je bluffais. Je cherchais désespérément une solution sans parvenir à la trouver.
— Nous allons laisser la demoiselle et descendre ensemble, continuait cependant le flic. Dehors, j’appellerai une voiture à nous.
— Attendez un instant, demandai-je, le temps de fumer une dernière cigarette. On accorde ça à tous les condamnés.
— Soit ! Mais dépêchez-vous.