Je pris une sèche dans un coffret sur la table et je l’allumai. Mon cerveau tournait comme une rotative. Vraiment. Pas la moindre lueur.
— Décidément, dis-je enfin, j’ai réfléchi.
Claudine était assise dans un coin, hagarde.
Elle réalisait seulement, cette gourde, qu’elle avait fait une blague énorme et malheureusement elle ne pouvait pas revenir en arrière, c’était trop tard.
Le Boche me regarda, une lueur d’inquiétude dans ses yeux bovins.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— J’ai réfléchi, dis-je, je n’y vais pas. Il fait bon ici, je suis chez ma maîtresse et je n’ai pas fini de dîner, vous repasserez.
— Vous vous foutez de moi ? gronda le flic.
— Naturellement, appuyai-je, je me fous de vous. Vous espériez que j’allais me prendre de sympathie ?
— Dans ce cas… dit-il. Et il leva son revolver.
La scène ne dura pas trois secondes. Claudine se jeta sur lui.
— Ne tirez pas ! hurla-t-elle.
Il perdit un peu de son équilibre et son axe de tir changea. Je me baissai. Il fit feu, la balle s’enfonça dans le mur. Je saisis le tapis au bord duquel il était et je tirai d’un coup sec. Le bonhomme bascula en arrière. Prompt comme l’éclair je me redressai. J’avais déjà mon feu à la main et je braquais le type qui rampait vers son revolver.
— Arrêtez, dis-je, je vous veux vivant.
— Vous ne pouvez pas me tuer, ricana-t-il. Votre revolver est vide, Claudine l’a vidé.
Ça, c’était un coup dur. Jamais je n’aurais le temps d’empêcher le Boche de saisir son pétard. Du pouce, je fis glisser le cran de sûreté et visai la tête, à tout hasard. Une détonation claqua. Le type poussa un hurlement et s’effondra. Il avait reçu la balle dans la tête, à la hauteur de la tempe droite.
J’en fus le premier surpris.
— Et voilà, dis-je à la fille, en glissant le pétard dans ma poche. Félicitations. Pour désarmer les revolvers, t’en connais un bout.
— J’avais sorti les cartouches du chargeur, dit-elle.
— Naïve enfant ! Naturellement, tu ne les as pas comptées. Sinon tu te serais aperçue qu’il en manquait une. J’ai toujours une balle dans le canon.
— Ben, bon sang ! ajoutai-je, pris d’un frisson rétrospectif, heureusement que je ne l’ai pas loupé, cet acrobate ! Sinon j’y avais droit, à sa place.
— C’est affreux, dit-elle, affreux !
Elle cacha son visage dans ses mains et se mit à sangloter. C’était la réaction nerveuse. Je lui tirai deux claques, histoire de la calmer et je la jetai sur le lit.
— Tu es une sale petite poule vicieuse, grinçai-je, une putain au rabais. Il n’y a pas une fille du trottoir qui aurait fait ce que tu as fait : livrer un homme sans défense à la Gestapo ou à l’Abwehr.
— Mais je t’aimais, Maurice, c’est parce que je t’aimais !
— Drôle de passion. C’est un genre de maladie plutôt dangereuse. Les gens comme toi, on s’en débarrasse. J’en ai descendu pour beaucoup moins que ça.
— Oh ! Oh ! sanglota-t-elle. Elle leva la tête et me tendit les bras. Ne me tue pas, je t’aimerai tant, je serai ton esclave, je…
— Tu ne seras rien du tout, tu me dégoûtes. C’est dommage, maintenant celui-là, dis-je en remuant du pied la masse graisseuse du macchabée, il ne peut plus parler, on peut rien en tirer. On va quand même essayer de voir ce que tu sais, toi.
On entendit des pas dans l’escalier.
Quelqu’un frappa à la porte. Pardi, c’était fatal qu’ils aient entendu les coups de feu.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien du tout, répliquai-je, c’est le champagne.
Je clignai de l’œil à la môme.
— Oui, répéta-t-elle, c’est le champagne.
— Ah ! bon. Et le visiteur du soir s’en fut comme il était venu.
— Ce n’est pas tout ça, dis-je lorsqu’il se fut éloigné, mais il n’est évidemment pas question de passer la nuit avec ce macchabée. Ça nous donnerait des cauchemars. Quelle heure est-il ? Ma montre est arrêtée.
— Neuf heures un quart.
— Bon. On a le temps. Dans les temps jadis, j’avais vu un téléphone dans cette carrée.
— Oui, dit la môme docilement. Il est dans ce placard.
Je vérifiai d’abord mon chargeur. Il était vide, en effet. Mais le mauser du gros type contenait neuf balles qui, miraculeusement, étaient du calibre du mien. Comme je préférai malgré tout mon Colt je fis l’échange des cartouches, c’était toujours ça de gagné, et je lui pris son portefeuille, histoire de voir s’il n’avait pas de papiers intéressants.
En outre, ça allait faire perdre une bonne journée à la police et enfin l’argent est toujours bon à prendre.
Je fourrai tout ça dans ma poche et j’ouvris le placard. À l’automatique je composai le numéro permanent de Bodager. Presque aussitôt quelqu’un me répondit.
— Bonsoir, dis-je, je vous téléphone au sujet des Mémoires de Saint-Simon.
— Ah ! parfait.
— C’est une édition intéressante qui contient des renseignements très curieux. Est-ce que vous avez une voiture ?
— Certainement.
— Voulez-vous venir tout de suite à mon hôtel ?
— Entendu, je vous envoie mon expert, M. Mordefroy, avec un client possible.
— Je vous attends.
Et je raccrochai en me frottant les mains. Comme je n’avais rien à faire d’autre, j’allai m’asseoir devant la table et me servis une copieuse rasade de cognac. Je posai mon Colt sur la table, devant moi, à toutes fins utiles.
Ce qu’il y avait de bien avec Bodager, c’est que, selon les principes américains, il perdait le minimum de temps. La voiture arriva dix minutes après. Je l’entendis stopper devant la porte. J’ouvris la fenêtre et me penchai. Le silence était impressionnant. Le parc s’était dissous dans la brume et seule, au coin de la rue, veillait une petite lampe bleue.
Je refermai rapidement la fenêtre car ce n’était pas le moment d’avoir des ennuis avec la défense passive. J’entendis grimper et frapper à la porte. J’allai ouvrir sans quitter mon pétard, on ne sait jamais. C’était Mordefroy suivi d’un type inconnu, assez jeune, qui portait un cuir curieusement boursouflé sur la poitrine.
Quand il vit le type étendu dans son sang au beau milieu de la chambre, Mordefroy sursauta.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est noir comme du jambon de Bayonne, à première vue, dis-je, mais en définitive c’est un type de l’Abwehr qui était trop curieux.
— Pourquoi l’avez-vous tué ?
— Il se croyait au bal masqué, il est arrivé ici avec un mauser comme ça en prétendant qu’il était chez lui, ici, qu’il était l’amant de madame et en émettant la prétention de m’emballer. Il était venu, en somme, pour faire une surprise party. Mais la surprise, c’est lui qui l’a eue.
L’inconnu ne paraissait pas étonné. Il n’avait pas dit un mot et, adossé au chambranle de la porte, fumait paisiblement une cigarette.
— C’est pour l’enlever que vous nous avez dérangés ?
— Pensez-vous ! On va le laisser là. Il est aussi bien qu’ailleurs. Non, je vous ai téléphoné pour que vous veniez prendre livraison de la souris.
— Pourquoi donc ? demanda Mordefroy, étonné.
— C’est elle qui m’a balancé. Pendant que je dormais, elle m’a fait les poches, elle a désarmé mon revolver et elle a téléphoné à ce danseur de corde en le priant de venir me cueillir. C’est miracle si je ne me suis pas fait liquider. Madame était jalouse, figurez-vous. Je ne pense pas qu’elle sache grand-chose mais je serais curieux de savoir comment elle est entrée en rapport avec un type de l’Abwehr et aussi à quoi lui servait cette machine à écrire allemande.