La môme était écroulée sur le lit et chialait de plus belle.
— C’est bon, dit Mordefroy, on saura tout ça.
— Ne me touchez pas ! hurla la fille, comme on s’approchait d’elle.
— Tu vas te taire, hein ? et tout de suite, sinon je t’envoie rejoindre ton Allemand au royaume des pissenlits, compris ?
Et, pour qu’il n’y ait aucun malentendu, je lui mis mon pétard sur le front. Elle fit un effort et ravala ses sanglots.
Mordefroy écarta l’inconnu qui s’était approché.
— N’ayez aucune crainte, madame, nous ne vous ferons pas de mal. Soyez raisonnable, vous avez autant d’intérêt que nous à passer inaperçue. Nous voulons simplement quelques renseignements. Voulez-vous nous suivre ?
Il lui avait dit cela d’une voix si douce qu’elle avait repris confiance. Elle se leva comme un automate, enfila son manteau et descendit l’escalier, sans dire un mot.
Quelques instants plus tard nous étions tous réunis dans le bureau que Bodager avait au premier étage.
Chapitre 4
Je ne devais plus jamais entendre parler de Claudine. Elle n’avait pas grand-chose à dire. Elle avait levé ce type-là dans un bar, comme elle m’avait levé moi, à peu près de la même manière. Il avait passé deux ou trois nuits avec elle et lui avait donné un peu d’argent. Il lui avait promis du travail et dans ce but lui avait offert une machine. Mais rien n’était venu.
On apprit que le type s’appelait Heinrich Seilberg. Ce fut tout.
En somme, si j’avais bien compris, si cette petite n’avait pas couché avec Franz le soldat, c’est parce qu’il était fauché. Son amour était en fonction de la galette du partenaire. À part ça, j’avais été son deuxième amant !
— Et pourtant, c’est vrai. Je n’ai pas à te mentir maintenant. Mais quand tu es parti, j’ai été désespérée. Je m’étais accrochée à toi comme à une bouée de sauvetage. Si tu n’étais pas parti, j’aurais été, je serais restée une femme honnête. Malheureusement, j’ai peur de la vie, elle m’effraie, je ne sais pas lutter contre elle. Alors…
Elle baissa la tête et se remit à pleurer. Je me détournai et bus le verre de cognac que le patron nous avait servi. Je savais qu’elle était condamnée. Elle allait y passer dans moins d’une heure. Je ne voulais pas me laisser émouvoir.
— Vous comprenez, m’avait dit Bodager, si elle ne savait rien sur les autres, sur nous, maintenant, elle en sait trop. L’aventure qui a été la vôtre, nous ne pouvons pas la risquer. Ce genre de filles, ça bavarde à tort et à travers. Il leur suffit d’une rebuffade ou d’un chagrin d’amour pour mettre tout le monde dans le bain. Ce sont des choses inadmissibles.
— Écoutez, mes enfants, dit-il à voix haute, lorsque l’interrogatoire fut terminé. Il est évident que vous ne pouvez pas aller vous coucher à votre hôtel avec le cadavre sur la descente de lit. Il vous faut aller dans un endroit tranquille. J’ai un petit pavillon, avant d’arriver à Vienne. Mordefroy et son copain vont vous y conduire avec la bagnole. Une fois là-bas, vous serez peinard. Ça va comme ça ?
— Ça va, dis-je.
Mais je pris Bodager à part.
— Comptez pas sur moi pour la mettre en l’air, dis-je. Je n’aurai jamais le courage. Les salauds de tempérament, ça va, mais celle-ci vraiment, je ne pourrai pas. Cette fille-là, elle me plaisait. Je l’ai quand même aimée. Pas longtemps, mais tout de même. J’en ai descendu une pour laquelle j’éprouvais une véritable passion. La nuit, j’en rêve. Vous ne voudriez pas me faire descendre tous mes béguins les uns après les autres, non ?
— Bon, dit-il, Barthélémy s’en chargera.
Barthélémy, ça devait être le gars au cuir. On aurait dit qu’il était sourd et muet, ce mec-là. Il ne l’avait pas ouverte une seule fois. Bodager, lui dit quelques mots à voix basse et il hocha la tête en guise d’acquiescement. Ce mec-là, rien qu’à le voir, on jugeait ce qu’il était, une machine à tuer, un dur, un coriace, le genre de type qui ne boit que du lait et qui vous abat n’importe qui, sur commande, implacablement, sans sourire. Il avait dû l’importer d’Amérique, cet éphèbe, pas possible, il l’avait embauché dans la bande d’Al Capone. En tout cas il était habitué à obéir au doigt et à l’œil, sans discuter.
On s’entassa tous dans la bagnole, moi et Claudine derrière, et Barthélémy à côté de Mordefroy qui conduisait. On fonça dans le brouillard sur la route devienne. Personne ne pipait mot.
Au bout d’une demi-heure, la voiture ralentit. Une spacieuse maison blanche émergeait de la nuit. Sur le goudron, on voyait le reflet des phares.
— C’est ici, dit Mordefroy. Descendez, on va vous donner les clefs.
Claudine ouvrit la portière et sauta. Aussitôt je fus assourdi par le tac-tac-tac rageur d’une mitraillette et aveuglé par les courtes flammes qui en jaillissaient.
Mordefroy démarra en trombe et la portière se referma toute seule. À son côté, Barthélémy refermait son manteau de cuir sur cette arme infernale.
Je me retournai. Au bord de la route il y avait une tache claire, étendue sur le bitume, qui, déjà s’évanouissait dans le brouillard.
Lorsque je débarquai à Montpellier, le lendemain dans la nuit, mon cafard ne m’avait pas passé. Cette exécution sommaire, froidement et rapidement réalisée, me laissait dans la bouche une sorte de nausée. En outre, j’avais pitié de la fille. Je me rendais bien compte, naturellement, qu’elle n’en valait certainement pas la peine. C’était loin d’être un sujet d’élite. Dans cette guerre, il en était descendu et il en descendait encore qui avaient d’autres qualités. Mais pouvait-on sérieusement l’incriminer ? Il fallait aussi nous juger nous-mêmes, d’abord, et principalement nos aînés. Voilà une môme, elle avait seize ans quand la guerre a éclaté. Elle ne savait rien faire. Elle se trouve sur la paille du jour au lendemain. C’est le règne du marché noir et elle crève plus ou moins de faim. Elle n’a pas de godasses à se mettre et elle voit des types payer des tournées avec des billets de cinq mille. Elle est belle, elle excite, l’un d’eux l’emballe. Il la promène de bar américain en bar américain. C’est la bonne vie. Elle voudrait que ça dure. Oui, mais voilà, ça ne dure pas. Alors ? Alors, elle va retrouver les chambres minables, les sandwiches au pâté de chien et les pompes qui prennent l’eau ? Il faudrait être le dernier des crétins. Surtout que c’est si facile. On se donne et c’est tout. Une nuit d’amour, ça va, ça vient. Y a des femmes qui le font pour rien, les mariées, et elles accouchent encore, dans la douleur, comme dit la Bible. Elle, elle n’accouche pas, elle mange bien et elle est sapée au marché noir. Il lui suffit de trouver un autre type.
Seulement, elle a encore les illusions de l’adolescence, il faut qu’il plaise, qu’il ait de l’allant et du pognon. Elle tombe sur moi, manque de pot. Et puis ce n’est pas une grue, oh non ! Elle veut donner à quelqu’un qui ait les moyens l’exclusivité de son corps.
Or, ça ne gaze pas.
Jeunesse pourrie, qu’ils disent, les journaux. La pourriture, ça n’a pas de génération spontanée, ça se gagne, comme une gangrène, il faut déjà qu’il y en ait quelque part. Elle n’est pas née comme ça, Bon Dieu, quand même, cette génération. Il a fallu qu’il y ait quelqu’un qui la lui repasse, cette vérole. C’est parmi les aînés qu’il faut chercher, parmi ceux, de tous les pays du monde, qui ont voulu, conçu, préparé et déchaîné la guerre. Parmi ceux qui se sont assis dans le marché noir comme dans un fromage en faisant bien attention à ce que personne ne vienne leur en faucher un morceau. À part ça, bien sûr, ce sont ceux qui crèvent et qui ne veulent pas crever qui ont tort.