Montpellier n’avait rien d’un séjour enchanteur. C’est peut-être parce que j’y arrivais la nuit, mais la ville me parut d’une tristesse à faire pleurer un gosse rien que de la voir. C’est vrai que les villes de province, l’hiver, pendant les nuits de guerre, ça n’avait rien de réjouissant. Voyez Perpignan. Ça, c’est une ville qui remue, ça n’est pas habité par des cadavres ambulants, il y a du sang. Eh bien la nuit, c’est du kif. Je me remontais le moral en me remémorant la perspective désolée de l’avenue de la Gare ou de la rue de la République à cette heure-ci.
Alors ici, pour trouver un hôtel, ce fut encore une drôle d’acrobatie. C’est peut-être parce que c’était une ville d’étudiants, mais les chambres étaient aussi rares que les billets de mille sur le trottoir. Surtout à deux heures du matin. Je finis par en dégotter une derrière la place de la Comédie, mais on me fit promettre de filer demain à midi car, dans la journée, elle servait cinq à six fois à un usage bien déterminé. J’avais quand même pas mal de temps à dormir. Je résolus de faire la grasse matinée et, fort de cette assurance, je me plongeai dans les draps avec délices. Il était temps. J’en avais marre, j’étais complètement éreinté.
Je ne me réveillai le lendemain qu’à onze heures. Je m’étirai, je fis paresseusement ma toilette puis je descendis au bureau chercher ma carte d’identité car, par ordre de la police allemande, ici, il fallait la laisser, le soir, au bureau de l’hôtel, autrement ils étaient tellement chinois qu’ils montaient vous la réclamer au milieu de la nuit.
Ils avaient l’air d’être plutôt raides, ici, les gars de la Gestapo. Ça promettait encore de beaux jours, ça, tiens. Parce que moi, avec ma manie de me mêler de ce qui ne me regarde pas, quand je passe dans un bled, on l’a vu, ça commence tout de suite à chauffer.
Pour l’instant, je n’allais quand même pas me lancer tout de suite dans l’affaire. Je passerais mon après-midi à chercher des renseignements bien anodins sur des questions d’embauche. J’essaierais de trouver un job pour les jours suivants.
Ce qui m’embêtait le plus, c’est justement cette histoire de chambre. J’avais des papiers à toute épreuve, je venais ici travailler pour les Allemands, ce serait bien le diable si j’avais des embêtements. Je pouvais aller crécher n’importe où sans danger.
Je descendis me cogner un pastis dans une espèce de bar mal famé, farci jusqu’à la gueule d’Espagnols qui vociféraient. Il n’y en avait que cinq qui se tenaient peinards. Quatre parce qu’ils jouaient aux cartes et le cinquième parce qu’il avait mal aux dents. À part ça, c’était une kermesse. Je m’approchai du zinc et commandai un pastis. Un journal traînait par là, c’était l’Éclair. Il ne se composait que d’une feuille, petit format encore. En dix minutes je l’avais parcouru et j’allais le jeter lorsque un titre me frappa :
« Un parti de quatre à cinq cents hommes, composé tant de marxistes espagnols que d’étrangers et de repris de justice, est arrivé ce matin à Prades dans plusieurs camions. Ils ont envahi la gendarmerie, brûlé les dossiers et molesté les gendarmes. Cependant, un autre groupe attaquait la prison et, sous la menace des mitraillettes, se faisait remettre les prisonniers. Un des surveillants, ayant voulu appeler à l’aide, a été abattu.
« Au retour, les bandits ont été attaqués par un groupe de GMR qui les ont mis en fuite après en avoir tué une dizaine. Malheureusement, les prisonniers n’ont pu être rattrapés. Il s’agit notamment d’une Espagnole, Consuelo Raphaël, et de son frère qui avaient été compromis dans l’affaire de l’assassinat de M. Pourguès, chef local de la Milice ».
C’est pas croyable la joie que j’éprouvai en lisant cela. Battue, la Milice ! Écrabouillée. Ils parlaient, dans le journal, des pertes des maquisards mais ils ne parlaient pas de celles des GMR Ils avaient dû y laisser des plumes aussi, car enfin, quatre à cinq cents hommes qui fondent sur un bled, forcent la prison et flambent la gendarmerie ne sont pas venus avec des bouquets de fleurs. Il a dû s’en tirer des coups de flingot, c’est moi qui vous le dis. Et ma petite Consuelo était libre à nouveau. À nouveau elle vivait indépendante, au grand soleil des Pyrénées, dans l’odeur de pâturage de ses montagnes.
J’étais tranquille, telle que je la connaissais, que les flics ne lui mettraient sans doute pas la main dessus. Elle allait passer certainement en Espagne. Ça, ça m’ennuyait un peu. J’aurais bien aimé la revoir, ma petite pucelle de Perpignan. Nous nous étions quittés si vite que cette nuit d’amour avait quand même été un peu insuffisante.
Je me dis qu’après tout je ne risquais pas grand-chose de téléphoner à Francis. Quand on sait parler, la censure peut toujours écouter, elle est marron à chaque coup. À cette heure-ci, c’était le moment de l’apéritif, il était certainement chez lui.
Par bonheur, j’eus la communication presque tout de suite.
— Allô, c’est toi, Francis ?
— Oui.
— Ici Maurice.
— Oh ! comment vas-tu ? Tu es à Perpignan ?
— Non, je te téléphone de Montpellier. Dis donc, tu as des nouvelles de Raphaël ?
Des Raphaël, dans le Roussillon, il y en a en pagaille. C’était du velours.
— Oui, il m’a téléphoné ce matin, figure-toi. Tu sais que sa tante a été gravement malade ?
— Oui, j’ai appris ça. Mais elle va mieux, maintenant ?
— Oh ! elle est complètement sauvée, mais ça a été dur. Les médecins l’avaient condamnée.
— Elle ne descend pas à Perpignan, ces temps-ci ?
— Non, tant qu’elle n’est pas complètement rétablie.
— Bon. Moi je reste quelque temps à Montpellier. S’il le peut, dis-lui de me venir voir un jour, ça me fera plaisir. Je t’enverrai mon adresse sitôt que j’aurais trouvé une chambre.
— Entendu.
— Et chez toi, ça va ?
— Oui, j’ai été un peu indisposé, ces temps-ci. La voisine d’en face, qui a fait un peu de médecine, croyait que j’avais les oreillons mais ça n’a rien été. Au revoir mon vieux. Et à bientôt, j’espère.
Il n’était pas bête du tout, ce Francis, il s’était mis tout de suite au diapason. En clair, tout cela signifiait que Consuelo avait été condamnée à mort, que le maquis l’avait délivrée et qu’elle restait planquée dans la montagne. Quant à lui, Francis, on l’avait bien soupçonné d’espionnage mais ça s’était très bien arrangé. Maintenant, j’espérais que d’ici peu de temps la môme pourrait quitter son nid d’aigle et venir me rejoindre.
J’en étais là de mes rêveries lorsque quelqu’un me tapa sur l’épaule. Je me retournai, plutôt embêté, et mon visage s’éclaira. C’était Bams, Bams mon copain du casse-pipe, Bams l’égorgeur, le spécialiste de l’agression des sentinelles.
— Ça alors ! m’écriai-je, qu’est-ce que tu fous là ? Je croyais que tu habitais les environs de Perpignan.
— C’est plutôt à toi qu’il faut te le demander. Nous sommes loin de Louviers, ici !
— Oh ! Louviers, c’est bien fini, tout ça, dis-je avec une ombre de tristesse. Ma femme est morte, je suis parti et… bref. Mais, et toi ?
— Moi, je travaille ici. Je fais dans les travaux publics, imagine-toi. Je suis chef de chantier.
— Sans blague ?
— C’est comme je te le dis.
— Mais alors, tu vas me rencarder. Imagine-toi que je cherche du boulot.