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— Toi !

— Oui, moi. Je voudrais entrer sur un chantier, comme n’importe quoi, mais à un seul endroit, à Fréjorgues.

— Pourquoi ça ? dit-il en me regardant d’un air surpris. T’as une fille dans le coin ?

— Oh ! c’est beaucoup plus compliqué que ça.

— En tout cas, on peut dire que toi, tu es né coiffé. Imagine-toi que le chantier que je dirige est à Fréjorgues, précisément. J’ai deux cents compagnons.

— En effet.

— En outre, j’ai besoin d’un pointeau. C’est pour ça que je suis ici. Je venais pour embaucher quelqu’un. Ce sera toi.

— Attends, dis-je, qu’est-ce que c’est que ça, pointeau ? Je n’y entends rien, moi, à ce boulot !

— Oh ! te casse pas la tête, c’est pas compliqué, c’est un métier de tout repos. Ça consiste à se balader sur le chantier deux fois par jour et à relever le nom des compagnons présents. Avec ça, le comptable peut faire ses fiches de paye.

— En effet, dis-je, ce n’est pas sorcier.

— Je te dis, c’est l’enfance de l’art. Tu ne fous pratiquement rien et tu es mieux payé que l’ouvrier qui gratte. Par exemple, ça te fait des trottes parce que j’ai des chantiers dispersés sur le champ d’aviation et tu es obligé de le parcourir entièrement.

Ça, c’était un miracle. Je n’osais pas lui dire à quel point ça me servait.

De cette manière-là, j’allais connaître tous mes emplacements sur le bout des doigts. J’étais enchanté.

En conclusion, on but quatre ou cinq tournées, on déjeuna ensemble dans ce même bistrot où on mangeait pas mal du tout et, après avoir évoqué les inévitables souvenirs de la guerre, nous reprîmes les affaires sérieuses devant un cognac.

— Tu vas venir avec moi, dit Bams. J’ai ma voiture au coin de la rue. Enfin, tu verras, ce n’est pas une traction, mais elle tient le coup. Je vais te conduire au patron, qui n’est d’ailleurs pas le patron mais le directeur. Celui-là, méfie-t-en, c’est une peau de vache. Je ne sais pas combien de gars déjà il a fait partir en Allemagne.

— On verra bien, dis-je. Il ne me fera pas un enfant dans le dos.

On grimpa dans la bagnole, et en route ! Entre les arbres dépouillés que le soleil essayait de réchauffer, la trottinette filait bon train. Enfin, on prit une route plus étroite. Au fond, on distinguait des hangars immenses. Sur la piste, un quadrimoteur commençait à rouler, le nez braqué vers le ciel.

La voiture s’arrêta devant un barrage de barbelés impressionnant derrière lequel deux malabars montaient la garde. Bams sortit son ausweis puis, me désignant, il leur cria, dans le fracas de l’envol du bombardier :

— Ein neue arbeiter.

— Ia wohl ! Das ist gut, répondit le troufion.

Et je passai comme une lettre à la poste.

Ils ne se doutaient pas de quel genre de mec ils venaient de s’adjoindre la compagnie.

Chapitre 5

Ce terrain de Fréjorgues c’était une véritable ville, avec ses hangars, ses baraquements et surtout les trois mille ouvriers qui travaillaient à son aménagement.

La voiture de Bams suivit un véritable labyrinthe et nous débarquâmes enfin devant une cahute en planches d’où sortait un tuyau de poêle érigé comme un bras menaçant.

Sur la porte on lisait bureau.

— C’est là, dit Bams. Il poussa la porte et entra.

C’était une petite pièce dans laquelle il faisait vraiment trop chaud. Un poêle rouge à blanc ronronnait dans un coin. Ça sentait le pétrole et le ciment.

Derrière une table, une dactylo tapait sur sa machine comme si c’était une question de vie ou de mort.

Bams lui adressa un clin d’œil et désigna la porte de communication.

— Il est là ? demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle sans lever les yeux de son travail.

Le copain s’approcha et tapa à la porte. Il dut entendre quelque chose car il entra après m’avoir fait signe de le suivre.

Je me trouvai nez à nez avec un type maigre d’allure militaire, qui me dévisageait d’un air froid.

— C’est le pointeau que j’ai embauché, monsieur, dit Bams.

— Ah ! Bon. Vous avez des certificats ?

J’exhibai les faffes que Bodager m’avait donnés.

— Mais je vois ouvrier plombier, s’étonna le directeur. Il n’y a pas de boulot dans votre profession ?

— Non, monsieur. Il manque des matières premières.

— C’est vrai, reconnut le type. D’ailleurs, pour faire un bon pointeau, il ne faut pas d’apprentissage. C’est une question d’observation. Quand voulez-vous commencer ?

— Eh bien, mais demain si vous voulez.

— Va pour demain. Je vous demanderai toutefois d’attendre un instant, je vais vous faire établir un laissez-passer permanent, autrement vous vous casseriez le nez devant les sentinelles.

— Entendu.

— Maintenant, il y a pas mal de choses qu’il faut que je vous dise. Ici, vous le voyez, nous travaillons pour l’Allemagne. Il n’y a aucune honte à cela, quoi qu’en dise la radio de Londres. Moi, je ne me sens pas du tout déshonoré, au contraire, dirai-je même. La Germanie a toujours été un grand pays. C’est pourquoi je vous demanderai la plus grande politesse à l’égard des soldats ou des officiers allemands avec lesquels vous pourrez être en rapport.

— Naturellement.

— En outre, je veux du travail, du bon travail et du travail rapide. Il faut que nous puissions être fiers, nous Français, devant ces hommes et lever la tête en leur disant : voilà ce que nous sommes capables de faire, nous Français. Vous comprenez ?

— Oh ! très bien.

— Donc, pas de traînard, pas de paresseux, pas de saboteur sur mes chantiers. Je vous prierai donc de signaler immédiatement tout ouvrier dont l’attitude ne correspondrait pas à celle que je viens de vous décrire.

J’avais déjà entendu des petits discours de cet ordre, aussi pompeux et aussi dénués de sens, à part bien entendu la menace de sanctions, et je me souvins tout à coup que c’était au régiment. Rendant mon active, j’avais un adjudant qui aimait ça, lui, les phrases redondantes, mais elles se terminaient malheureusement toujours par des histoires de rapport. C’était la seule conclusion qu’il parvenait à en tirer.

Or, ce type-là, avec ses cheveux en brosse et son allure militaire, ressemblait étrangement à mon adjudant. Ils étaient bâtis sur le même modèle, interchangeable.

— Vous savez, continuait cependant mon nouveau patron, j’ai le bras long. Lorsque quelqu’un ne marche pas droit, j’ai, pour le dresser, des moyens infaillibles. Je ne me contente pas de le flanquer à la porte, je l’expédie en Allemagne, franco de port. Ça lui fait les pieds. Quand ils sont là-bas, ils comprennent tout de suite. Ce ne sont pas tous de mauvaises têtes, ce sont parfois des brebis égarées. La preuve, c’est que certains, à l’occasion de leur permission, sont venus me remercier.

Ou c’était un dingue, ou il me prenait pour une savate. Je penchai pour la deuxième hypothèse. Je ne voyais pas très bien, en effet, des déportés du S.T.O. venir remercier la crapule qui les avait fait emballer. Ou alors, s’ils étaient vraiment venus, ça devait être dans un but tout à fait différent.

— Monsieur, dit le directeur, moi, j’envoie en Allemagne qui il me plaît. Vous entendez ? qui il me plaît !

Il n’avait pas besoin d’insister ni de me fixer ainsi, je savais parfaitement ce qu’il voulait dire et que son petit speech c’est à moi qu’il s’adressait. Ça pouvait se résumer à ceci : marche droit, sinon je te livre aux Allemands. Ce n’était pas la peine de faire un si long discours. Il n’avait qu’à me dire ça tout de suite j’aurais aussi bien compris.